samedi 28 décembre 2019

La voie Mallory à l'aiguille du Midi

Extraits de notes prises au retour de l'ascension de la voie “Mallory” à l'aiguille du Midi, le 28 décembre 1992 (il y a donc exactement 27 ans, cet article étant publié le 28 décembre 2019). Nous étions deux cordées conduites par des guides de la Compagnie de Chamonix, Gilbert Pareau encordé avec Sabine, et l'auteur de ces lignes, encordé avec Marc Céreuil.

Et voilà ! Gilbert nous propose d’aller à « la Mallory » lundi. L’aura terrible et grandiose de ce versant de l’Aiguille n’est pas sans me nouer les tripes. Mais je n’ouvre pas le Vallot : on verra où c’est sur place.

Première benne de l’Aiguille, 7h45. Peu de monde. Brouillard de fond de vallée, froid vif. Marc sera mon guide, car Gilbert ne peut prendre qu’une seule personne sur sa corde. L’approche est tracée, nous ne traînons pas. Un heure jusqu’au pied du couloir. À 9h50, ce lundi, le sort en est jeté : nous voici partis dans cette abrupte face !

Après 150 m de couloir, on tourne à droite pour rallier le fil d’un éperon par une rampe neigeuse. On en suit le fil, puis on passe à gauche. Et c’est la rampe médiane, une gigantesque paroi inclinée à 45/50°, que l’on gravit en écharpe ascendante vers la gauche. « C’est là qu’on est content de n’avoir qu’une seule personne sur sa corde », remarque Gilbert. Le rythme est rude : peu à peu, Gilbert et Sabine nous distancent. Vers midi, nous effectuons un bref arrêt au pied d’un court passage mixte. J’engloutis un deuxième Isostar. Il fait froid, mais moins qu’au “Fil à plomb”, moins 10° environ.

Je sens la fatigue poindre. Arrêt casse-croûte. Maintenant, nous sommes pile sous les câbles ! Les bennes passent au-dessus de nos têtes. Tout à l’heure, une main s’est glissée par la fenêtre pour nous adresser un signe. J’ai répondu d’un geste de la main gauche. Sabine entendra une remarque savoureuse, dans la benne lors de la descente : « Jamais je n’aurais cru qu’on passait par là ! Je croyais qu’il s’agissait de traces d’animaux… » Le fait est qu’on n’a aucune notion d’échelle, dans le téléphérique : on ne se rend pas compte que la face mesure 1200 mètres de haut. De là à confondre les traces d’humains avec des pattes de choucas…

Maintenant, la montée est rectiligne. À gauche, tout proche, l’énorme sérac menaçant… Un sacré morceau ! Je m’arrête souvent… Sabine et Gilbert ont disparu entre deux vagues de glace bleue. Que cette dernière montée me semblera longue ! Enfin, nous traversons à notre tour. Cette progression horizontale paraît reposante, même si le « gaz », à gauche, ne manque pas de sévérité. Enfin, nous remontons jusqu’à l’arête. « C’est ce qui s’appelle “couler une bielle” », observe Marc tandis que je me laisse doubler par une autre cordée. Là-haut, Sabine apparaît. Elle me regarde arriver. Que les derniers mètres sont durs ! Enfin, nous arrivons, avec une heure de retard sur Sabine et Gilbert.

Ci-dessus : un tracé de l'itinéraire sur le site Camp-to-Camp

Horaire de l'ascension :
Départ de la station de téléphérique du Plan de l'Aiguille (2317 m) à 8h20
Rimaye du premier couloir à 9h20
Équipement une cinquantaine de mètres au-dessus à 9h40-50
Arrivée au sommet (3800 m) à 13h30 (cordée 1) et 14h35 (cordée 2)
Montée : 5h10 et 6h15, dont une heure d'approche


Croquis que j'avais dessiné au retour de l'ascension

La “voie Mallory” à la face nord de l'aiguille du Midi a été ouverte le 5 août 1919 (il y a donc un peu plus d'un siècle) par les alpinistes britanniques H.E.L. Porter et George Herbert Leigh Mallory. Né en 1886, ce dernier disparut le 8 juin 1924 sur l'arête sommitale de l'Everest (son corps sera retrouvé par une expédition américaine, 75 ans après sa disparition, en 1999). L'itinéraire gravi le plus souvent est en réalité une “rectification” inaugurée par l'Espagnol J.L. Urquizar le 25 juillet 1971, qui suit la rampe de neige et de glace située sous une arête rocheuse derrière laquelle étaient passés Mallory et Porter.

On peut voir un film de l'ascension de la voie datant de 2003 sur TV Mountain. Deux alpinistes, non encordés et donc en solo, qui grimpent très vite…

mardi 16 octobre 2018

L'été de mes 60 ans (8)

Épisode 8 - 16 octobre 2018 - Les pirates de Corne à bouc !

Sommaire de la série :
Épisode 1Épisode 2Épisode 3Épisode 4Épisode 5Épisode 6Épisode 7Épisode 8

Lors d'une randonnée Argentière-La Flégère vers 2010, j'avais aperçu un spit sur une jolie dalle verte au bord du chemin, qui donnait des fourmis dans les pieds. Impossible d'en savoir plus, ce départ restait un mystère. Quand j'en découvris le topo dans la nouvelle édition du guide Olizane, l'envie revint, tenace.
Une fois encore, “le pouvoir des livres” agissait. Comme Zian connaît à peu près tout dans son secteur, je l'interrogeai, car un topo c'est bien, l'avis d'un pro, c'est mieux ! La réponse fut laconique : « Je l'ai faite, c'est une jolie voie, point trop dure. »
Elle allait donc être inscrite au programme de cette ultime escalade de la saison 2018, en cette mi-octobre d'été indien… proposée également à Laurie, en espérant qu'elle apprécierait.

“Corne à bouc !” n'est pas un juron de pirate, mais bien la dénomination de ce secteur de dalles, légèrement en amont d'Argentière. Le nom exact de la voie est “Baf ! d'étagne", par trop ésotérique trouvé-je (mais qui s'explique parce qu'une femelle bouquetin, une étagne, chahuta un des protagonistes de l'ouverture, effectuée en 2008 par le guide Gilles Ravanel, Bernard et Nicolas Glée).

Le départ de la marche d'approche étant carrément dans le village, nous avons rendez-vous dans un café du centre d'Argentière. Un début relax et convivial !
Une heure et quelque d'approche, équipement, départ…



L1-L2 : la dalle verte tient ses promesses, délicate, soutenue, avec deux beaux passages en 5b+, ça commence bien ! Le relais est shunté et nous poursuivons par une dalle en 4c avant d'atteindre une confortable vire champêtre garnie de bouleaux. Ambiance automnale superbe, que de couleurs !


L3 : étonnante longueur, de la végétation avec des “morceaux de dalle”, façon yaourt, qui débouche sur un surplomb d'allure infranchissable…


…qui se franchit par un crochet à gauche et une enjambée au-dessus d'une rigole. Rigolo ! Je commence aussi à comprendre que la double-corde de Zian est très longue.

 Vu d'en bas, à proximité, le surplomb est proéminent… mais on sait comment l'éviter !

L4-L5 : après une petite dalle aussi technique qu'esthétique (4c)

 Chacun son tour sur la petite dalle en 4c

la voie devient facile, toujours sur le mode îlots rocheux dans un océan d'herbe. Sur notre gauche apparaissent les paravalanches rouillés, étranges témoins de l'aménagement humain.

L'un des “intermèdes” de dalles aisées qui relient les passages-clés de la voie

Un autre relais est dépassé.


L6 : nous voici “au pied du mur”. Le passage-clé de la voie est un bref ressaut vertical et photogénique. Zian le franchit élégamment, disparaît de notre vue, puis réapparaît très très loin, tout là-haut, petite silhouette sur un mur. Longue longueur…

 Zian, tout là-haut, à plus de 50 mètres, s'élance dans le mur final de la voie

Laurie me propose de passer avant elle cette fois. Pas facile, ce mur ! Une erreur de démousquetonnage va m'obliger à redescendre d'un mètre avant de recommencer le pas délicat, tout sur les pieds, qu'un bombement masque aux regards (la cotation, précise, serait 5c+, pas vraiment du 6a, mais déjà plus du 5c, jésuitique !).

 Vu de haut le petit mur paraît moins difficile…
Surtout que Laurie le franchit avec aisance et décision

L6-L7 : Nouvel intermède facile avant un finale magnifique sur une dalle redressée de 20-25 mètres, tout en subtilité technique, le 5c est bien là de nouveau.

 “Il est où, le mont Blanc, monsieur le Monchu ? – Ben là, pas de doute !”

Vraiment content, le gars, tout en haut de la dalle de Corne à Bouc !

Nous n'aurons marqué que 4 relais effectifs pour 250 mètres (contre 6 sur le topo). Inflation des cordes pour de “belles envolées” (expression brevetée Rébuffat !).

 Le cérémonial (joyeux) du repliage de la (très longue) corde d'assurage

 Pas question de traîner dans la descente…

Mais ? Ils sont déjà au niveau de l'attaque.  Ah, ces teintes automnales !…

C'est cool, de m'avoir attendu !

Retour au bar vers 14h30. Il est encore temps de déjeuner ! On aimerait ne plus partir d'ici, tant la température est douce, la rue d'Argentière calme, la discussion animée…
Quelques jours plus tard, la neige tombait, la saison basculait vers l'hiver. À l'année prochaine ! (si vous le voulez bien !)

mardi 9 octobre 2018

L'été de mes 60 ans (7)

Épisode 7 - 9 octobre 2018 - La perfection n'est pas de ce monde

Sommaire de la série :
Épisode 1Épisode 2Épisode 3Épisode 4Épisode 5Épisode 6Épisode 7Épisode 8

La saison 1 de cet “été de mes 60 ans” allait trouver une suite rapide, dès le 9 octobre – le “number nine” mythique de John Lennon né, rappelons-le, un 9 octobre – en automne, donc, pour cette saison 2…

Et c'est encore une fois le topo anglophone de Michel Piola qui allait fournir la matière d'une journée de bonheur. Enthousiasmé par les dalles de Nessie, au bord du lac d'Émosson, je rêvais d'une suite – et m'étais juré (sic) de “retourner dans ce paradis”.

La suite se trouve six pages plus loin, au chapitre des Dalles de l'Arevassey. Le topo pourrait donner l'impression d'escalades mineures, à la hauteur limitée (90 mètres seulement) et aux cotations aimables. On va le voir : ne pas se fier aux apparences.

Première approche à vélo
Eh bien oui, jamais je n'avais effectué la “marche” d'approche d'une escalade à vélo. Le site d'Émosson s'y prête, puisque qu'une route madacamisée constitue les deux-tiers de l'approche. Et je découvre ce qu'est un faux-plat…


Magnanime, Zian me prête son VTT pour une autre première : la conduite d'un vélo à assistance électrique. D'un coup, les pentes s'aplanissent, et les tours de pédale deviennent aisés. Royal ! Une vingtaine de minutes à pied sur le sentier pour finir, et nous voici à pied d'œuvre, seuls sur le site.


Les dalles de l'Arevassey. Ci-contre, l'emplacement des deux voies remarquées sur le topo de Michel Piola.

Deux itinéraires avaient retenu notre attention. Bien dans l'esprit du second de cordée, j'avais proposé de commencer par le plus facile. Bien dans l'esprit du guide, Zian décide l'inverse. Nous commencerons par la fissure de “L'eau qui voulait retourner à la montagne” (jolie dénomination).

La fissure “à équiper” de la première longueur

J'ai eu peu d'occasions d'observer un premier de cordée équipant un longueur d'escalade sans aucun point d'assurage fixe, tout en songeant qu'il faudra que je rapporte le matériel. “Concentre-toi, il va falloir t'employer” me soufflé-je au moment de démarrer. Les 5 premiers mètres sont malcommodes, mais je parviens à ne pas m'aider de la sangle fixée à un friend, moyennant un mouvement d'opposition dynamique.


La suite appelle à la rescousse de très vieux souvenirs de longueurs granitiques : introduire la main dans la fissure, serrer le poing et, ainsi bloqué, progresser d'un pas; coincer l'avant-bras en diagonale, crocheter un relief, bien répartir les efforts sur les pieds, ne pas oublier d'ôter les points avant de s'en éloigner… et sans les laisser tomber s'il vous plaît. Plus on monte, moins la difficulté est élevée, une récompense bienvenue aux efforts de concentration. Pas loin de 40 mètres, maxi 5b+.


La deuxième longueur commence par une élégante et avenante dalle verte, dans laquelle Zian trouve une micro-fissure pour placer un tout aussi micro-coinceur. Puis il disparaît de ma vue et “tire” ses 40 mètres, dépassant le relais 2. Je lui avais timidement demandé de conclure par la variante à droite repérée sur le dessin de Michel Piola – trop dur sur la gauche, avais-je noté.

Et, bien sûr, la corde file sur la gauche quand je rejoins le dièdre arrondi encore à l'ombre. Rusé guide ! Il ne m'aura rien épargné, pensé-je en souriant intérieurement. Monté sur un feuillet, en équilibre précaire, je découvre une superbe dalle… trop lisse pour être honnête. Dix mètres au-dessus, Zian m'observe, goguenard. Je comprends que c'est, à nouveau, le moment ou jamais de “m'employer”. Prises de pieds fuyantes et cachées – à repérer avant de partir – une prise microscopique pour la main gauche, le mouvement est technique. Concentré, j'enchaîne les trois phases du passage, sans point d'aide ni… zipette, ce qui aurait été dommage.


Et donc… et donc, si j'en crois l'ouvreur et son topo, voilà que je me suis octroyé un “6a” bref mais labellisé. Surprise et bonheur (je n'avais pas franchi de passage de ce niveau depuis 25 ans au moins – fermez le ban !) Un joli cadeau d'anniversaire, rendu possible par Zian, qui a pris l'initiative de passer à gauche et non par la variante facile de droite.

Nous voilà sur une large vire garnie d'herbes couleur paille, environnés de dalles arrondies gris clair ou vertes, à quelque cent mètres au-dessus des eaux bleutées du lac, jardin suspendu de rêve. Pas un bruit, température idéale, le site pour nous tout seuls…

La suite se déroule dans le ressaut final, haut d'une trentaine de mètres. Le topo (en VO) précise laconiquement : “The left-hand variant of P3 and the start of P4 require concentration.”
“Indeed !” J'observe Zian placer un minuscule coinceur dans une encore plus minuscule fente horizontale, progresser par des mouvements souples et subtils, s'engager à droite, contourner un auvent, descendre dans une large fissure – qu'il équipe – et disparaître, comme toujours en escalade…



Je vais comprendre ce qui “requires concentration” ! Des mouvements bien complexes, avec un retour précipité d'un mètre pour recommencer, me rétablir sur des prises rondes, ôter la dégaine du seul spit en place (quelques mètres de 5c). Le contournement de l'auvent est tout aussi subtil, avec une dose de “faut y'aller…” aléatoire qui se termine bien.

Cette voie, qui pouvait paraître anecdotique sur le papier, est en réalité un superbe cocktail, assez “alpin” en définitive, rassemblant de nombreux styles d'escalade en seulement 90 mètres, dans lesquels “on grimpe” comme le résume Zian avec une concision évocatrice. Elle mérite une chaleureuse poignée de main à mon guide, qui a su me la rendre accessible, pour mon plus grand bonheur. Il est midi pile !


La faim se fait sentir. Les victuailles sont restée en bas. C'est le moment d'aller les rejoindre en rappels. La virtuosité de Zian est avérée : en moins d'une demi-heure, par trois rappels de 35, 45 et 35 mètres, nous sommes de retour à proximité du sentier.


“Tu te sens d'en gravir une autre ?” Oui franc et massif. Surtout que “Love Song” est signalée comme beaucoup moins difficile. L'occasion d'une grande longueur, comme Zian les affectionne. Je démarre donc à corde tendue dans du terrain aisé, puis aborde le bouclier central de dalles. 75 mètres non-stop, dans un terrain enchanteur.


Alors que je rédige ce texte, à six mois de distance, j'ai encore dans les bouts des doigts et des pieds les sensations exactes et précises de cet enchaînement de mouvements d'équilibre variés et plaisants. Je ne cessais de me souffler en pensée : “Doucement… Profite !” tandis que les prises semblent apparaître comme par magie.


Pour le final, une courte dalle lisse, inclinée, pourrait ressembler à une allégorie de la perfection… Mais foin de lyrisme !

Nouvelle pause sur la prairie couleur paille. Ce balcon avec vue sur le lac et le Mont-Blanc est somptueux. Un endroit où l'on aimerait rester longtemps. Nous y stationnerons une vingtaine de minutes en devisant gaiement.
Il a été prévu d'emporter les chaussures pour une descente pédestre, histoire d'éviter la répétition des rappels.


Nous montons légèrement pour tirer à gauche et nous engager dans des couloirs bordés de dalles lumineuses.


Un automate-météo “bipe” par instants, vision technologique inattendue, un brin extraterrestre. “C'est comme du canyoning en dry”, me dis-je, satisfait de mon calembour anglicisant.


Le final sera un névé, étonnant survivant du printemps précédent, sur lequel quelques traces de ramasse vont s'inscrire. Et revoilà le sentier…


14 heures. Il est temps de rentrer. Zian a très envie d'aller jusqu'à Argentière au guidon de son VTT assisté. J'accepte de me charger de sa voiture, non sans déplorer : “Abandonné par mon guide en pleine montagne ? On ne m'aura décidément rien épargné !”

La route, qui montait légèrement à l'aller… descend légèrement au retour (quelle logique !) Tout va donc très bien, y compris la traversée de la voute du barrage. Après, pour la remontée, je vais devoir ravaler mon petit orgueil et remonter jusqu'au dinosaure en poussant le vélo, à pied, doublé par des touristes hilares… Comme quoi la perfection n'est pas de ce monde (mais il s'en faut de peu) !

dimanche 16 septembre 2018

L'été de mes 60 ans (6)

Épisode 6 - 19-20 août - Dans un autre monde

Sommaire de la série :
Épisode 1Épisode 2Épisode 3Épisode 4Épisode 5Épisode 6Épisode 7Épisode 8

L'épisode 6 de la série est un “double durée”, véritable expédition quasi himalayenne – n'ayant pas peur des galéjades – 1300 mètres de dénivelée, de la crèmerie d'Argentière jusqu'aux Rachasses (altitude 2600 m). Presque trois jours dans un autre monde, avec un camp d'altitude grand confort au refuge de Lognan (2032 m).

Au sommaire : une “via corda” suivie d'une “via corsica” (comprendre : “corsée”), sur du granite tour à tour poli (et aimable) ou rude (et âpre). Deux signatures locales, Zian Charlet tout d'abord, Sylvain Ravanel ensuite, deux lignes étonnantes aux écritures bien différentes, aux dénominations surprenantes : “Aventures alpines®” pour la via corda, “Nain-nain et Nunu” pour la via corsica, un brin nunuche – mais c'est le privilège des ouvreurs de baptiser leurs voies.

Première partie : Via corda


Qu'on nous permette ici de relever le don de Zian pour “titrer” passages et itinéraires, talent auquel un éditeur de livres ne peut qu'être sensible (d'où les ® parsemés dans ce texte, pour signaler lesdits titres, ironisant sur les marques déposées). L'équipe victorieuse et amicale de la Petite Verte de la balade pour V.V. est reconstituée, à mon grand bonheur : je partagerai de nouveau les relais (et les agapes) avec Laurie et Zian.


Des panneaux avertissent les impétrants que le canyon du glacier est bien cet “autre monde”, bordé de cascades et d'abruptes falaises argentées, tapissé de blocs au milieu desquels coule un torrent frétillant et capricieux.


Flashback soudain quand Zian m'aide à traverser les eaux cristallines, je revois mon père me tendant la main sur la Mer de Glace – j'avais 4 ans.


Travelling avant, retour vers le futur. 2018 : je suis dans le canyon, avec Zian et Laurie pour la troisième fois de l'été. Quelle chance j'ai !


C-LA®, dit le tag à la peinture jaune. Encordement. Je retrouve avec plaisir ces dalles arrondies déjà parcourues en 2014. “Vous en pensez quoi ?” s'enquiert l'auteur, fier de sa création. Faussement râleur, je lui réponds : “Magnifique ! C'est vrai qu'il n'y pas de prises de main… et pas de prises de pied non plus !”


Le dièdre de 200 centimètres® marque la fin de la première partie et l'accès à La Nationale 7®, longue vire horizontale bordée de gazons ras, lieu de pique-nique idéal. On est les rois du monde, ici !


Nouvelle succession de dalles arrondies avant d'aborder La Traversée des dieux®, passage ludique en adhérence sur un granite qu'on jurerait sculpté en stries parallèles par un des ces artistes obstinés et systématiques (Soulage ? Buren ? Non : glacier d'Argentière). Elle préfigure la traversée du Diable qui nous attend pour le lendemain (mais n'anticipons pas trop).

“C'est sûr ? On va descendre là-dessous ?…”

Le rappel sans retour®. C'est la (terrible) appellation du rappel qui nous dépose dans une soupe morainique instable et granuleuse. L'idée ? Rejoindre le petit éperon ouvert par Zian et Christophe en 2014. En seulement quatre années, tout a changé, le glacier s'est dérobé, le tag jaune est hors de portée… Alors ? Sans retour, comment faire ?!

Malice du guide, qui fait mentir son appellation contrôlée, et inaugure une voie nouvelle – en baskets s'il vous plaît, la remontée sans retour, avec même une variante en bon 3b+, ouverte en second par l'auteur de ces lignes (qui enfle d'orgueil derechef).

La Jungle®. Au travers de la végétation luxuriante, toujours encordés, Zian nous guide dans “sa” jungle, où des lianes de métal ou de chanvre, complétées de prises taillées il y a plus d'un siècle, donnent accès aux ultimes lacets du sentier archéologique, débouchant sur la terrasse exactement (comme dirait Gainsbourg®)…


…où des boissons étourdissantes nous attendent – récompense de nos aventures alpines.


Tout comme la veille au soir, les averses pluvieuses ménagent le suspense, tandis que croûtes au fromage mitonnées par Christophe et conversations animées auprès du poêle à bois réchauffent l'atmosphère – les soirées d'août sont fraîches à 2032 m. Joyeuse tablée rassemblant les rires et exclamations (par ordre alphabétique) de Christophe, Herman, Laurie, Maria et Zian (et Zorglub, alias myself). De quoi sera fait la partie 2 de l'épisode 6 ?

Deuxième partie : Via corsica

Petites angoisses du matin, vite calmées par le grille-pain et les expressos, les pensées encore confuses. Tout se mélange : après les dalles de Neversex, voici la pointe Amour – dénomination © Sylvain Ravanel pour les Rachasses (les noms en “asse”, c'est vite vulgaire); Zian nous révèle avoir gravi la voie “Nain-Nain Nunu” (nunuche !) avec une copine anglaise, avant d'être guide, et en vibrams pour s'entraîner, ladite Anglaise lui ayant ainsi déclaré sa flamme : “I hate you !”. Pour ma part, j'ai zappé de vagues souvenirs d'une vidéo sur le net, pour faire place nette à la réalité.
Petites dissonances, vite dissoutes par la marche – plutôt la course – d'approche, où je reconnais “ma” voie normale des Grands de 2010 quand je parviens à lever les yeux et reprendre mon souffle.


Ça commence très “rude” : un ressaut acrobatique, que j'ai le privilège de contourner par la gauche, contrairement à Laurie qui, elle, suit le cheminement de son guide avec dévouement. Les extraits de vidéos ci-dessus montrent Sylvain Ravanel, l'auteur, dans ses (ces) œuvres athlétiques ! (Voir ici et ). Je dois dire que j'ai tout oublié des 50 mètres d'escalade qui suivent, tant j'ai dû m'employer. Wouah ! “Le granite, ça se mérite” est le proverbe du matin.


“Ah ! La voilà, cette traversée !”, s'exclame Zian, tout joyeux. Échanges de regards dubitatifs avec Laurie. La traversée du Diable, plutôt… 15 mètres au moins, parfois descendants, certes équipés de quatre bons spits, dans une ambiance aérienne… en diable. Équilibres subtils sur grattons fuyants de pieds, je passe en mode “vigilance orange orage”, points d'aide et concentration maximale, suivant Laurie de quelques mètres dans un grand silence.


Eh oui, on ne parle plus, silence dans les rangs, juste des claquements de mousquetons, et encore. Seul Zian commente, nous rassure tout en prenant des photos (ci-dessus, heureusement qu'il s'en est chargé, car moi…). Parvenant au relais, j'ai la bouche sèche, le souffle court, incapable de répondre au “ça va ?” du guide, pas plus que de sortir une blague du genre “va, je ne te hais point !” (Le Cid, acte III, scène 4).

Ci-dessus : ironie photographique. Nous paraissons debout sur le sol, alors qu'il est à 100 m en dessous. En zoomant, on distingue bien les points d'assurage de la traversée.

Contraction/extension du temps : cette longueur achevée, terminée, surmontée, n'en aura pas moins paru sans fin, même si je me répétais comme un mantra: “Chaque pas, même petit, me rapproche du relais.”


La suite reste dans ce registre atypique, avec des descentes, remontées, traversées de couloirs, cheminée lisse et sortie aérienne.


Du relais 4, nous observons notre leader, qui soulage à intervalles réguliers les muscles de ses bras en les secouant vivement – ça promet ! – tandis qu'il suit une ligne brisée en escaliers, encore une traversée ! (photo ci-dessus extraite du site Gemsa).

Je vais encore “laisser des points d'aide” dans cette longueur sinueuse, complexe et fatigante. Petite pause pour étancher nos soifs, tout en découvrant l'impressionnante longueur finale, fissure rectiligne, de plus en plus raide, et de plus en plus rouge. Nouvelle performance athlétique du guide. C'est de l'escalade, ou de l'haltérophilie, cette voie ?

Au pied du mur. Je me suis cru malin en indiquant à Laurie une prise de pied gauche, tel un coach… qui restera scotché sous le premier spit, ladite prise de pied au niveau du casque. J'vois plus personne, Seigneur, ils m'ont abandonné ! Multiples essais, j'décolle pas… Mon inconscient topoïste m'a fait remarquer l'anneau de rappel en contrebas. Et voilà, “mon vieux”, tu vas faire ta nouvelle première : le refus d'obstacle ! Forfait ! Je parviens à m'expliquer et descend m'attacher au rappel. Puis Zian et Laurie me rejoignent. Plus penaud que penaud, je me confonds en excuses, et je suis “en même temps” (le macronisme d'altitude) soulagé de ne pas avoir eu à affronter ces 25 mètres (trop) difficiles.

Ci-dessus : l'arête des Rachasses, photographiée en 2010. Impossible de dire s'il s'agit de la face où nous avons grimpé, le secteur est trop complexe.

Rappel. Avec surprise, je m'aperçois que mes mains et bras sont constellés de griffures, éraflures et écorchures. Jolie métaphore de mes blessures d'amour-propre. Amour, cette pointe ? Non, môssieur, coït interrompu ! noterait le psy de service. Et puis merde ! Je descends avec application les quelque 55 mètres de rappel en grande partie surplombants. Ah, quelle aventure alpine, mes aïeux ! Du tire-bras avec du tire-clous bien corsé. La via corsica du jour. Les poignées de main sont enfin échangées entre les trois de la cordée. Là-haut, on était trop préoccupés. Je remercie Zian pour sa maestria, Laurie pour sa mansuétude bienveillante de “seconde” (le “troisième” étant resté en rade), tandis que nous vidons les gourdes d'eau et achevons les cacahuètes et autres vivres de course.

Ci-dessus : approche vers les Rachasses (2010), avant le ressaut du torrent.

Est-ce la légèreté soudaine d'en avoir terminé ? Nous dévalons jusqu'au refuge “comme des avions”, suivant les sentiers secrets “à la corse” (sic !) que Zian identifie entre rhodos et cailloux, effarouchant les promeneurs, tels des ours sauvages tout juste “réintroduits” dans le Massif.

Pour conclure, las de recopier mon carnet, je vous en livre quelques lignes d'écriture manuscrite, gageant que Google ne saura pas les indexer (quoique ?)


En granite, les Rachasses ? Pas si sûr, me dit Zian quelques semaines après cette ascension. Diable ! Voilà que mon système de défense se fissurait soudain… Mes avocats bossent sur la question jour et nuit ; nous vous tiendrons informés.

Nouvelle conclusion, alors…
Une quinzaine de jours après ces “aventures alpines”, Paul McCartney publiait un nouvel album, Egypt Station. En fan qui se respecte, je me le procurai le jour de sa sortie, le 7 septembre. J'allais y découvrir un morceau qui résume bien le carpe diem de cet été, “Do It Now“, dont voici un extrait :
“Do it now, do it now
While the vision is clear
Do it now
While the feeling is here
If you leave it too late
It could all disappear
Do it now
While your vision is clear”