dimanche 16 septembre 2018

L'été de mes 60 ans (5)

Épisode 5 - 4 août - Dalles de Néversex, “Nessie”

Sommaire de la série :
Épisode 1Épisode 2Épisode 3Épisode 4Épisode 5Épisode 6Épisode 7Épisode 8

Le mont Blanc s'éteint derrière l'épaule de la pointe Bayeux (vue depuis le Vieux-Servoz)

En sous-titre, The Last Weekend, le compte à rebours avant un événement important – que seuls les initiés connaissent – étant proche du Zéro. De quoi avoir envie d'un baroud d'honneur, comme dit Bob Morane, pour lequel j'ai sollicité Zian.

The Rouges Aiguilles in the Blanc-Mont Massif
C'est le topo de Michel Piola, Cham Eau Noire, The Aiguilles Rouges, en version anglaise, qui offrait un bonus absent de la VF. Nous restons donc dans l'ambiance bilingue de cet été ! Procurez-le-vous sans attendre, c'est une mine. Il est rare que je parcoure des voies Piola, généralement au-dessus de mon niveau. La dernière ? C'était “Les lépidoptères”, en 1994, sa seule voie D inf. (ou presque) c'est dire… Pourtant, une voie Piola, c'est un label, garantissant le bonheur de l'escalade, croyez-moi, je vais essayer d'en faire ici la démonstration.

Le secteur du lac d'Émosson ? Un lieu enchanteur que je n'hésiterai pas à qualifier de paradis. Je l'avais déjà expérimenté avec “Dark Veudale” il y a quelques années. Comme toujours, si mon guide avait validé l'entreprise, j'étais dans mes petits souliers (d'escalade) en songeant aux 5c qui m'attendaient. Neversex ? Une appellation anglophone étrange, propice aux jeux de mots. Une voie pour ecclésiastiques, moines-soldats de la varappe ? Que nenni.

En route ! La Veudale sur la droite

Après une heure de cheminement quasi horizontal sur la rive droite du lac, on découvre l'attaque, une jolie dalle verte située sous le chemin, preuve de l'inventivité de l'ouvreur. Un 5a qui remet sur les pieds. Traversée du chemin pour la seconde longueur, plus difficile, qui commence directement du sentier (5b+).

Un grimpeur dans la fissure de L3, photographié en rappel à la descente, dont je n'ai malheureusement pas les coordonnées… S'il se reconnaît, qu'il me contacte afin que je lui envoie son “contrat de droit à l'image de 200 pages” que je lui promettais, et qui déclencha son aimable sourire

La L3 impressionne : une fissure au royaume des dalles ! Visiblement exhumée sous la végétation, elle me permet de retrouver de très vieux réflexes, coincements de paume par exemple. J'étais dubitatif quand Zian m'avait dit “Tu vas aimer”. Eh bien si, tout autant que le rétablissement très délicat qui suit, un vrai 5c.

Ciel ! mon mari ! Dans les longueurs finales

La suite est d'une grande homogénéité. Du 5b avec de vrais morceaux de 5c dedans. Grâce aux Chéserys et à Vallorcine, je parviens à jouer l'anti-procrastination et à passer vite… et bien, sans aucun point d'aide, rendant grâce au “Dieu des ouvertures”, mister Piola et son diable de Nessie, le monstre qui, dit-il, hante les eaux bleues du lac et sort une tête pour happer d'un coup de gueule les impudents grimpeurs venus lui chatouiller les flancs.

Une alpiniste attaque la L4, avec son bombement très délicat en 5c, tandis que Zian s'enfuit en rappel

Nous aurons survécu, nombreux dans la voie, à juste titre très populaire, avec un fort contingent de grimpeuses d'ailleurs (mais #Neversex, donc… avec un croisement en rappel au relais où je déploie des trésors d'ingéniosité pour ne point frôler de trop près la relayeuse).


Les trois dernières longueurs sont homogènes, avec chacune ses passages-clé en 5c. Je viens de retrouver une phrase de René Belletto, extraite de son roman Hors la loi, qui s'applique assez bien au ressenti de ces longueurs (surtout avec leur subjonctif que j'adore) : “Je m’abandonnais avec volupté aux lois de la pesanteur, laissant mes jambes exécuter à leur guise les mouvements seuls que leur commandait l’instinct pour que je ne chusse pas.”

Le grimpeur s'acharne tandis que le “monstre” se baigne,
débonnaire, la gueulaz dans le lac. Malgré la canicule, des névés opiniâtres persistent

Je retrouve cet ancien défaut : quand c'est difficile, j'arrête de respirer, comme si le mouvement d'inspiration allait me faire perdre l'équilibre ! De justesse, la lucidité me revient et j'inspire à grandes goulées, avant d'effectuer le pas suivant. Pour moi, quand il y a deux pas “sans prises”, c'est du 5b. Quand on passe à quatre pas, c'est le 5c. Un-deux-trois-quatre… sorti !

Le guide prend la pose au dernier relais : “Ben, finalement, tu y es arrivé, hein ?
Qu'est-ce que je disais ?”

Le territoire suisse a du bon : cet endroit, pourtant aménagé (une centrale hydroélectrique d'une puissance comparable à celle d'une centrale nucléaire est sous nos pieds) conserve sa beauté intrinsèque, le barrage étant, à mes yeux, un des rares ouvrages humains capables de s'intégrer harmonieusement aux montagnes.

Le “monstre” ne bouge toujours pas, vite, un dernier rappel…

Quant au monstre, nous ne le verrons pas. Aurait-il eu peur des dinosaures ? Pas impossible…
Au col de la Gueulaz (j'adore ce nom !), nous cédons aux sirènes du lac, plus aimables que Nessie, pour déguster quelques boissons désaltérantes en contemplant l'immense panorama qui s'étend devant nous, de l'aiguille du Tour au mont Blanc.

Je convoque encore une fois René Belletto, pour ce quatrain dont il est, je crois, l'auteur, au parfum délicat de nostalgie bienveillante, en guise d'adieu aux temps passés que j'évoquais en introduction :
Amours rêvés de ma jeunesse
Se sont enfuis avec le temps
Mais que jamais ne disparaisse
Le souvenir que je t'attends

Je me jure d'y retourner, dans ce paradis…