lundi 17 septembre 2007

René Belletto

De René Belletto, j'aurais beaucoup à écrire – non sur l'homme, que je ne connais pas, mais sur l'écrivain. Non parce qu'il est Lyonnais, et que je vis à Lyon, car je n'y suis pas né et que de surcroît, quand j'ai découvert ses romans, j'habitais Paris – et lui aussi, après avoir fui sa ville natale, avant que je n'accomplisse le trajet inverse. Mais parce que ses livres sont exceptionnels.

Sur la Terre comme au Ciel
Tout a commencé par un détour, un film, celui de Michel Deville, Péril en la demeure. Captivé par le mystère et la dérision qui émanaient des personnages, habilement incarnés par Christophe Malavoy, Nicole Garcia, Michel Piccoli, Richard Bohringer, Anémone – un florilège ! – j'avais eu envie de plonger plus avant dans cet univers en lisant le livre, au titre, pour une fois, pas plus homonyme qu'éponyme : Sur la terre comme au ciel.




Le Revenant
Le mélange d'humour et de désespoir, le premier étant la politesse du second comme chacun sait, dont fait preuve Belletto à chaque page – que dis-je, à chaque phrase – du livre me conquit d'entrée de jeu, et pour longtemps. Voici pourquoi j'achetai dans la foulée un autre de ses romans, Le revenant, qui reste mon préféré, et dont on voit ci-contre la couverture de l'édition qui figure encore dans ma bibliothèque en vue de futures relectures. Il y aurait un film merveilleux à tirer de ce roman. Avis aux metteurs en scène ou producteurs dont les yeux tomberaient par hasard (ou nécessité) sur ces lignes !


Rire et désespoir
Les livres de Belletto ont deux caractéristiques qui me sont personnelles, du moins ses romans policiers : ce sont les rares livres qui me font rire tout haut tandis que je lis tout bas (avec les BD de Gaston, dois-je préciser); ce sont aussi les rares livres que j'aie lus plusieurs fois, comme c'est le cas de sa trilogie lyonnaise (Sur la Terre comme au Ciel, le Revenant et l'Enfer). Mais ce sont surtout des intrigues surprenantes, emplies d'un suspense latent mais calme, thrillers sans tremblements, desquelles l'émotion jaillit là où on l'attend le moins. Il faut le lire pour le croire.

Je n'habitais pas encore Lyon quand je lus La Machine. Autre registre : Belletto abordait alors le fantastique, le sombre versant des êtres, à la faveur d'un échange d'identités manigancé par un savant fou. La version filmée, édulcorée – heureusement, car il aurait fallu l'interdire aux moins de trente ans, que dis-je de cinquante, et installer des ambulances et autres SAMU à la sortie des salles de spectacles qui auraient projeté le film, et encore, les urgentistes eux-mêmes eussent-ils risqué d'y perdre la raison… mais je m'égare en imitant le style de l'auteur (Ha ! Ha !) – la version filmée, disais-je, peine à rendre les subtilités du thème central du livre.

J'avais achevé la lecture de La Machine dans un TGV Paris-Grenoble, ma foi tourneboulé.

Au cœur de Lyon
Habiter Lyon me permit de découvrir les décors de ses romans : les villas luxueuses donnant sur le parc de la Tête d'Or, le boulevard des Belges, le lycée du Parc, la rue de la République, la rue Henri Germain, fondateur du Crédit Lyonnais où mon père passa plus de 35 années, les collines et leurs montées, l'entrée discrète du garage Gailleton d'où émergent encore certains jours – mais il faut être vigilant, monter la garde des nuits entières dans l'encoignure d'une porte cochère, affamé et frigorifié ou suant à gouttes abondantes selon la saison – d'où émergent encore certains jours, disais-je, des 403 ahanantes et pétaradantes…

Je poursuivis la lecture de son œuvre, repérant les nouveautés à la FNAC qui occupe les locaux du Progrès de Lyon – mais est-ce vraiment un progrès, ha ! ha ! – et dévorant la deuxième trilogie qui se termine dans une autre dimension (la cinquième peut-être).


« J'exagère, mais il y a de ça »

De ses œuvres plus ambitieuses je manque parfois la substantifique moelle, quoique, en feuilletant un recueil de courtes phrases, j'en notai une qui me dépeint avec exactitude et sobriété : « j'exagère, mais il y a de ça ». Tout est dit dans ces quelques mots.

Voici pourquoi, ce soir, après avoir pris livraison chez un libraire du boulevard des Belges où j'avais commandé le livre, et entamé la lecture de Mourir, un titre peu gai dirais-je en un euphémisme prudent, ai-je été agréablement surpris de retrouver sa verve humoristique que j'avais ratée à l'époque de la sortie du roman, une verve combinée à une ambition littéraire supérieure, dont je m'imbibe doucement en lisant à petites gorgées chacune de ces pages aérées typographiquement et néanmoins denses de signification. Humour, désespoir, dimensions multiples du réel et de l'écriture, oui, je crois que je tiens un chef d'œuvre en mains…

Allez, j'y retourne !

Pour vous procurer les romans de René Belletto, allez visiter le site de son principal éditeur, P.O.L, qui a réédité récemment la trilogie lyonnaise en versions relues et corrigées par l'auteur.

POLar ?
Pour l'anecdote, POL n'a rien à voir avec « policier » : ce sont simplement les initiales du fondateur de la maison d'éditions, Paul Otchakovsky-Laurens ! Je ne lui ferai qu'un unique reproche : le papier blanc rayé de ses couvertures a une fâcheuse tendance à accrocher la moindre parcelle de poussière et à se noircir. Prévoyez donc des gants de chirurgie avant d'en lire un - si vous souhaitez préserver la blancheur immaculée de l'ouvrage bien entendu.

mardi 11 septembre 2007

Les Drus entre les doigts

La photo numérique autorise toutes les fantaisies.
L'autre jour, j'ai eu la chance d'assister à nouveau au lever de soleil depuis les Mottets, face aux Drus – cette montagne mythique et si élégante.



Emergeant tout juste des Flammes de Pierre – les bien nommées – l'astre du jour semblait à portée de main… pardon, de doigts !



Variante sur le même thème, tandis que la luminosité s'accroît, de seconde en seconde…

dimanche 2 septembre 2007

La Petite Verte, les fils de la filiation

C'est la fonction même d'Internet que de suivre les liens. C'est de liens filiaux qu'il s'agira ici, à l'occasion de l'évocation d'une ascension de la Petite Aiguille Verte, le 13 août dernier.

Tout avait commencé – selon la formule préférée des auteurs de romans policiers – tout avait donc commencé le dimanche 12 août.

Montant avec Sabine au point de vue du glacier d'Argentière, nous avions fait étape au refuge de Lognan, tenu par "Clo", qui reçoit toujours ses clients avec une grande gentillesse et les régale de ses plats délicieux. Un grand moment de convivialité, à proximité des séracs impressionnants du glacier.

Ci-dessus : la terrasse du refuge, où nous ne saurions trop vous recommander de vous rendre afin de passer un excellent moment esthétique et gastronomique ! On y accède aisément en une demi-heure depuis la station du téléphérique de Lognan (ou en deux heures depuis Argentière à pied).

C'est là que Sabine avait eu une inspiration : et si nous retournions à la Petite Aiguille Verte ?


La "petite" aiguille Verte (3512 m) est la fille de la "grande" aiguille Verte (4122 m). Alors que cette dernière est à la fois l'un des sommets les plus difficiles d'accès et les plus beaux de la chaîne du Mont-Blanc, la "petite" est au contraire la course d'initiation la plus accessible du massif, tout en étant particulièrement jolie. De la neige, de la glace et un peu de roc pour reprendre la formule de Rébuffat…

Un sommet symbolique
Il se trouve que l'ascension de la Petite Verte fut l'une de nos premières incursions en haute montagne, tant pour Sabine que pour moi. Ce fut aussi la dernière course que je fis avec mon père, en 1986, peu avant sa disparition. Y retourner était donc un hommage à la filiation. Et le hasard allait se charger d'illustrer avec bonheur ce thème magnifique…

Le tour de rôle du hasard
J'ai déjà expliqué dans l'article sur la pointe Lachenal en quoi consiste le tour de rôle au bureau des guides. Le hasard y joue un… rôle essentiel, par construction. Dimanche 12 au soir, toujours au café Le Dahu, nous rencontrons notre guide, Jean-Claude Charlet. Les présentations faites, le voici qui semble marcher sur des œufs :
– J'aurais une demande à vous faire…
– Allez-y ! répondons-nous, intéressés.
– Voilà, est-ce qu'il serait possible que mon fils nous accompagne ?
Nous acceptons avec enthousiasme, émus de constater que le destin nous envoyait de la sorte un premier clin d'œil sur le thème père/fils.
Les réflexes professionnels reprenant le dessus, Jean-Claude se renseigne alors brièvement :
– Avez-vous marché un peu depuis votre arrivée de Lyon ?
– Eh bien nous sommes montés hier au point de vue du glacier, depuis le bas…
– Ah ! J'espère que vous avez mangé au refuge de Lognan, alors ?
– Bien sûr ! On ne manque pas une occasion de le faire !
– Tant mieux, car il est tenu par mon ex-épouse.
Seconde coïncidence ! Et nouveau clin d'œil sur la famille, comme si une transmission de pensée avait eu lieu la veille…


Ci-dessus : le père (Jean-Claude) et le fils (Christophe) au sommet de la Petite Verte

Malgré une météo pour le moins capricieuse, la montée à la Petite Verte, le lendemain, se déroule agréablement. Nous sommes donc quatre, guidés par Jean-Claude. Sabine est en deuxième, votre serviteur en troisième, suivi de Christophe, 17 ans, fils du guide. La cadence a été soutenue puisqu'en une heure nous étions au sommet, bénéficiant des lieux pour nous seuls.

Après la poignée de mains et les congratulations d'usage, qui revêtent toujours une émotion palpable en haute montagne, nous discutons tout en observant le panorama.
À droite plonge l'abîme du versant Nant-Blanc de l'aiguille Verte, sévère et glacé.

Ci-contre : Sabine et Jean-Luc au sommet de la Petite Verte, sur fond de "grande" Verte, le 13 août 2007.


Incidemment, Jean-Claude précise :
– C'est mon père, le premier, qui avait gravi ce versant…
– Tu es donc le fils d'Armand Charlet !?

Précisons qu'Armand Charlet fut le plus grand guide de sa génération.
Natif d'Argentière (1900), il vouait un véritable culte à l'aiguille Verte, qui domine le village, au point de la gravir 100 fois exactement dans sa vie, et d'y ouvrir un grand nombre d'itinéraires nouveaux. Professeur à l'école de Haute Montagne, qui forme les guides, il fut un "maître" respecté. On comprend dès lors que cette nouvelle coïncidence, encore une fois sur le thème père/fils, nous touche à sa juste mesure. En 1886, ce furent, déjà, des Charlet qui avaient été les premiers à gravir la Petite Verte. En outre, Armand Charlet en fit la première hivernale en 1927, et y emmena son fils alors qu'il n'avait que 12 ans…
Ci-dessus : couverture du livre que lui consacra son client anglais Douglas Busk, qui figure dans ma bibliothèque depuis… 1979.

Snowboard
Avant de franchir la rimaye, la cordée s'arrête. Car Jean-Claude, qui voulait emmener son fils découvrir un parcours de montagne, avait prévu une "carotte" pour le moins "cool" : Christophe, snowboarder de haut niveau malgré son jeune âge, allait descendre sur sa planche de surf toute la pente, de l'arête jusqu'au col des Grands Montets. Il ne lui faudra que quelques virages élégants pour ce faire d'ailleurs…

Ci-dessus : pas facile d'appuyer sur le déclencheur quand le fils file !

Fête des Guides
Le surlendemain avait lieu la traditionnelle fête des Guides. Outre que Jean-Claude y prononça un discours bien senti sur le métier de guide (*), son autre fils, Zian, allait être admis au sein de la prestigieuse Compagnie et être "appelé" pour la première fois sur le parvis, cérémonie à laquelle assistèrent le père et la mère. Encore la filiation !
Vous trouverez des photos de la Fête des Guides sur le site d'Hervé Thivierge dans sa page 2007.

(*) Une phrase du discours que je trouve très juste :
« Les guides d’Argentière, jeunes et moins jeunes, souhaitent continuer à défendre l’image d’une montagne qui n’est pas un produit que l’on monnaye, mais où l’amitié, la beauté et fidélité qui naissent au sein des cordées construisent des relations solides au fil du temps, où chacun se ressource. » Je me permets de la dédier à Gilbert et Fernand Pareau (le fils et le père), avec qui j'ai réalisé tant de belles courses.

La voix des Papas
Enfin, last but not least (j'adore cette expression anglaise signifiant : le dernier et non des moindres), le lendemain, alors que nous arrivions avec Sabine au lieu-dit les Mottets, au pied des Drus, un spectacle magnifique nous attendait. Le soleil, caché par la masse de l'Aiguille Verte et des Drus, choisit exactement la seconde de notre arrivée pour émerger juste à droite du sommet de cette montagne monumentale – à l'endroit même où sort l'itinéraire ouvert par deux guides cet hiver (dont j'ai parlé dans ce blog).

Comment s'appelle cette voie ? Je vous le donne en mille : La voie des Papas.

Un mont Blanc en arrière-plan

Prologue : trilogies

Avez-vous entendu parler de la trilogie de Lucas Belvaux ? Dans trois films, le réalisateur avait mis en scène trois histoires différentes se déroulant dans la même plage de temps. Chaque film place au premier plan une histoire, tandis que les autres figurent en arrière-plan. Eh bien c'est un peu ce qui s'est produit le 6 août, tandis que nous traversions les pointes Lachenal.

L'énigme
Ce jour-là, en effet, Marie-Laure avait prévu de gravir le mont Blanc, après une semaine d'entraînement qui l'avait conduite à l'aiguille du Tour et au Grand Paradis. Je savais que le jour avait été choisi en raison du retournement météo prévu pour le lendemain, sans toutefois connaître la stratégie adoptée par son guide, hormis qu'ils devaient passer par la traversée au départ de l'aiguille du Midi.

Il y a déjà pas mal d'années, alors que Marie-Laure séjournait dans la Vallée avec sa famille, Sabine et moi lui avions fait découvrir ce magnifique secteur du col du Midi en l'emmenant au refuge des Cosmiques en aller-retour depuis l'Aiguille. Elle avait alors 16 ans, et en a aujourd'hui 28. Nous avions sans doute contribué à son projet d'aller au mont Blanc… Voici pourquoi je suivais avec grand intérêt son aventure alpine !

Trilogies
Trilogie… cela fait penser à Christophe Profit, et ses trilogies de faces Nord en solo (Eiger, Cervin, Grandes Jorasses). Or nous l'avions croisé en descendant des pointes Lachenal : autre "lien" entre nos deux histoires.
Trilogie aussi avec l'itinéraire d'accès au mont Blanc que l'on appelle la voie des Trois Monts parce qu'elle passe au sommet ou à proximité des sommets du mont Blanc du Tacul et du mont Maudit avant de s'achever au mont Blanc.

Insu-portable
Bien qu'estimant que le téléphone portable empêche de profiter de l'instant présent en nous dispersant entre plusieurs réalités, j'avoue ici avoir employé cet engin en haute montagne. En effet, n'ayant pas vu Marie-Laure dans la file d'attente de la benne, ce lundi vers 6h, j'en avais déduit qu'elle avait dû dormir aux Cosmiques, et qu'elle pouvait donc se trouver non loin du mont Blanc, car il était 8 heures (départ 2 heures du refuge, 6h d'ascension). Aussi lui avais-je laissé un message au cas où… et Benoît m'avait-il photographié (ah ! les paparazzi !).
Comme tous les jeunes d'aujourd'hui – ah, là, là, ma pauvre dame – Marie-Laure laisse allumé son téléphone. Mais elle eut la sagesse de ne pas répondre, car, au moment où je supposais qu'elle pouvait se trouver au sommet du mont Blanc, elle était en réalité en plein milieu de la voie normale du Tacul ! Elle devait donc garder son souffle pour suivre les pas de son guide.

Zoom sur le Tacul

La photo prise vers 8h15, qui figure dans le récit de la pointe Lachenal, devient beaucoup plus intéressante ! Car, parmi les petits points qui parsèment la trace, doivent nécessairement figurer Marie-Laure et son guide… (cliquez sur la photo pour zoomer).

Autre référence cinématographique :
rappelez-vous, ces films d'espionnage américains, comme Ennemi d'État, dans lequel le FBI observe des vues de satellites. Le héros ordonne à l'informaticien :
– Faites un zoom sur cet angle de la photo !
Discipliné, l'informaticien tape des formules cabalistiques sur son clavier, un petit bruit magique se fait entendre, et le zoom s'affiche. Le héros reprend :
– Pouvez-vous grossir ce personnage ? On a besoin de connaître la marque de sa montre.
— À vos ordres !

Comme le proclame le slogan du film : « ce n'est pas de la paranoïa, nous sommes tous observés ! » Message à l'intention du FBI : si vous pouvez me fournir quelques photos satellites du secteur du col du Midi, le 6 août vers 8 heures, cela me serait très utile, voyez plutôt ce que donne mon zoom à moi :

On reconnaît très bien Marie-Laure, précédée de son guide, à mi-chemin entre le col du Midi et l'Épaule du Tacul (ne dites pas le contraire, vous me vexeriez). Pour la marque de la montre du guide, cliquez sur la photo et zoomez comme dans Ennemi d'État.

Solution de l'énigme
La solution de l'énigme est assez simple : contrairement à ce que j'avais supposé, la cordée était partie le matin-même par la première benne. À midi pile, ils étaient au sommet du mont Blanc, avec le privilège inouï de disposer du Toit de l'Europe pour eux seuls. Revenant par le même itinéraire, ils avaient alors choisi de dormir au refuge des Cosmiques au retour, y retrouvant… Christophe Profit, qui, après avoir emmené ses clients aux pointes Lachenal, faisait de même en vue de faire une autre course le lendemain…

Et bravo à Marie-Laure pour « son » mont Blanc !

jeudi 23 août 2007

Traversée des pointes Lachenal


Dans la traversée des pointes Lachenal. Maxime Belleville assure sa cordée, sur fond d'aiguille du Midi. Le refuge des Cosmiques est visible sur la crête horizontale au milieu de la photo.

Tour de rôle
L’idée consistait à parier sur la météo, partir de Lyon dimanche 5 août, kidnapper Benoît à Méribel et rallier Argentière pour 18h15.
Pourquoi 18h15 ? Parce que j’avais téléphoné samedi au Bureau des Guides d’Argentière demandant un guide pour nous accompagner au refuge éponyme, par l’itinéraire glaciaire du col des Grands Montets. La règle traditionnelle, appelée « tour de rôle », consiste à inscrire toutes ces demandes sur des « billettes ». À 18 heures pile, le « guide-chef » rassemble les billettes et, selon une procédure complexe, les guides choisissent, à tour de rôle, la course qui leur convient.

Et si plutôt…
Nous étions à l’heure : à 18h15, nous voici au bar « le Dahu », faisant connaissance avec le guide que le tour de rôle nous a attribué. Maxime, alias Max, ne ressemble guère à l’image d’Épinal du vieux guide : 26 ans, collier de barbe et regard pétillant, il nous écoute exposer nos pedigree respectifs. Sachant que Benoît préférerait gravir un sommet plutôt que se rendre à un refuge, je suggère la Petite Verte comme alternative.
« Et si, plutôt… » commence Max, dans la plus pure tradition des guides, « et si, plutôt, on allait à la traversée des pointes Lachenal ? » Joker imprévu et néanmoins séduisant, qui recueille l’assentiment général.

Dix heures dix
Aiguille du Midi, le 6 août 2007 vers 7h15 du matin.
Nous débouchons du tunnel creusé dans le granite de l’aiguille et nous préparons à descendre l’arête. « Vous avez bien compris ? Placez vos pieds à 10h10 et faites bien mordre les dix pointes. » L’arête est escarpée ; c’est un euphémisme : cent mètres d’un côté, plus de mille deux cent de l’autre. Utilisant encore des montres analogiques, nous comprenons le sens des 10h10 (inutile de vous faire un dessin, voyez plutôt cet article du blog). Jolie entrée en matière que cette arête, portail de la haute montagne, face à un panorama à couper le souffle (au propre comme au figuré d’ailleurs). Max surveille chacun de nos pas tandis que nous descendons vers le col du Midi.


La cordée en approche. À gauche, l'attaque de la traversée. À droite, la troisième pointe. Remarquez l'aimable sérac qui observe la scène…


Sur notre droite, le Triangle du Tacul. Encore à droite, entre ombre et lumière, la grande pente du mont Blanc du Tacul, sur laquelle progressent de nombreuses cordées.

Louis Lachenal
Louis Lachenal, guide et grand alpiniste, vainqueur avec Maurice Herzog de l’Annapurna (1950), devait disparaître en 1955 en tombant dans une crevasse tandis qu’il descendait à ski la Vallée Blanche. Le sommet qui domine l’emplacement de la crevasse fatale était à l’époque anonyme : il sera baptisé en son honneur « pointe Lachenal ». Sur le versant du col du Midi, la pointe Lachenal se complète de deux petits sommets dont le parcours constitue une jolie course d’initiation, « glace, neige et roc », découverte et popularisée par Perroux et Damilano. Elle culmine à 3 664 m d’altitude. Voir la notice toponymique qui le démontre (PDF de 14 Mo).


L'itinéraire de la traversée. (1) La pente d'accès à la première pointe (2) Descente de la deuxième pointe en rappel (3) Cheminée de 45 m en 3b/4a (4) Descente et passage de la rimaye.

L’idée consiste…
À chaque étape de l’ascension, Max nous prodigue des conseils brefs et précis, les introduisant par sa formule préférée : « l’idée consiste à… » Malicieuse ironie ! Traduisez : « Essayez de procéder ainsi… à défaut, on s’arrangera. »

La première étape consiste à remonter une pente de neige dure inclinée à 40° sur une cinquantaine de mètres, en progressant à corde tendue, pour atteindre la pointe Lachenal « officielle » (3 613 m). De là, nous zigzaguons dans des blocs de granite pour gagner une deuxième pointe. « L’idée consiste à faire une moulinette. Je vous descends là-dessous, puis vous traversez jusqu’à ce becquet où vous vous assurez. » Programme suivi sans anicroches, avec un final entre rocher et glace où le piolet-ancre est bien commode.


Vue de la première pointe depuis l'arête horizontale. Au fond, la Dent du Géant.

Nous prenons pied sur une arête horizontale, très photogénique, qui nous conduit au passage final : la pointe 3 664 s’atteint en effet par une escalade assez raide dans une cheminée encombrée d’écailles et de blocs. « L’idée consiste à bien chercher les prises de pieds, et à faire confiance aux pointes avant », les onzième et douzième pointes (des crampons s’entend). Le passage est gravi en deux courtes longueurs d’une vingtaine de mètres. Comme dans le vocabulaire désuet de l’automobile (les « conduites extérieures »), il nous faut pratiquer l’escalade extérieure, pour découvrir de confortables prises, sans se laisser entraîner à se blottir au creux des fissures…


Au départ de la cheminée de 45 mètres. Maxime nous signale une écaille qu'il vaut mieux laisser tranquille…

Dix heures dix (bis)
À dix heures et dix minutes, nous sommes au sommet de la pointe 3 664, désormais troisième pointe Lachenal. Max respecte avec gentillesse la tradition de la poignée de main sommitale, recueille nos impressions et partage notre joie. Cinéphile dans l’âme, Benoît fait une citation de la cité de la peur au passage. L’ambiance est très « haute montagne », ne serait-ce qu’en raison du sérac menaçant qui nous domine depuis le Triangle du Tacul.

Vache, séracs et pique-nique
Changement de sens, désormais c’est la descente : j’ouvre la marche, suivi de Benoît, tandis que Max nous assure solidement. Il pourrait reprendre les paroles d’Alexandre Burgener à sa cliente, Mrs Mummery : « allez-y, de là où je suis, je pourrais retenir une vache ! » ou comment être rassurant sans être à proprement parler galant… Ici, la pente est raide, 40 degrés bien sonnés – si tant est que les degrés sonnent – tandis que la glace montre les dents, nous incitant à tenter de la briser en frappant des crampons. Bientôt, nous dominons la rimaye. Max nous rejoint en quelques secondes pour indiquer le passage.


Il y a quelque chose d'émouvant dans la façon dont la pointe 3664 semble tenir tête au sérac, telle un brise-lâme… Voyez à ce lien une photo explicite (comme disent les anglo-saxons).

Une fois la rimaye franchie, l’allure s’accélère : inutile de rester dans la ligne de mire du sérac précité (voir l'addendum 2025 en fin de cet article), dont les caprices n’ont rien de co(s)mique. Une cordée ne semble pas partager cette opinion, utilisant sans complexe les résidus d’une ancienne avalanche, de gros blocs de glace, comme table et chaises pour un pique-nique. « C’est dangereux, ne restez pas là ! » leur crie Max. Aucune réaction. « It ‘s dangerous, dont stay here. Go away ! » répète-t-il en version originale. À regrets, la cordée remballe ses affaires et s'éloigne. Plus loin, désormais à l’abri de tout danger, nous pouvons grignoter quelques friandises avant de reprendre la marche.

Le plus dur est fait…
Car si le plus dur est fait… il reste le plus pénible, s’est bien gardé d’ajouter notre guide. En effet, selon la formule de Gaston Rébuffat, le sommet « n'est que l’étape entre la dure montée et la dure descente », sauf qu’aujourd’hui, nous devons re-monter à l’aiguille du Midi, téléphérique oblige, et donc refaire en sens inverse le parcours de l’approche. Tandis que nous traversons le plateau du col du Midi, Max met un point d’honneur à saluer ses collègues, échangeant au passage de précieux renseignements sur l’état des courses. L’un d’entre eux n’est autre que Christophe Profit, que l’on ne présente plus.

Needle of Midday
Très professionnel, Maxime dédaigne la trace, rectiligne et monotone, et nous mitonne un itinéraire aux petits oignons : nous transitons par de petites pentes, des arêtes miniatures et autres épaulements secondaires pour n’aborder l’arête proprement dite que dans sa partie finale.


De retour au point de départ, au début de l'arête de l'aiguille du Midi. Au fond, le sommet des Grandes Jorasses.

Là, au milieu du passage le plus délicat, un homme seul est assis, visiblement peu à l’aise. « Debout ! Stand up ! » lance Max en VO et VF simultanément. De fait, si l’homme part en luge sur les fesses, il n’est pas exclu qu’il ne nous bouscule, ce qui n’est guère recommandé dans un passage aussi étroit et exposé. Max tente de lui expliquer les raisons de sa contrariété. Mélangeant anglais et français, il lui dit en substance ceci : « si tu veux tomber, c’est ton histoire, ce n’est pas la nôtre. » Désormais statufié, l’infortuné attends que nous le dépassions et reprend lentement sa descente vers le gros sac qu’il a abandonné plus bas. Max a une réflexion intéressante, que les médias devraient méditer : « avec le nombre d’imprudences que j’observe chaque jour dans mon métier, il n’y a en réalité que très peu d’accidents. »
Lorsque nous empruntons la benne pour regagner la Vallée, il est à peu près midi à l’heure du soleil, semblant accréditer la traduction (automatique) proposée par certains sites Web : « cable car of the needle of midday ».

3b a vista, 4a lavorato
Que dire pour conclure ? Que Max nous a permis de réussir une ascension dont nous nous souviendrons toujours avec bonheur ; qu’il exerce un beau métier, quoique difficile et exigeant ; et qu’il a mis à notre service dans une course peu difficile ses compétences prestigieuses – que nous ne découvrirons que plus tard en le « googlelisant ». Aussi reprendrais-je la formule précisant le niveau de Maxime Belleville sur un site italien : « niveau 7b à vue, 8a après travail » (7b a vista, 8a lavorato) en l’appliquant à Benoît et votre serviteur, « niveau 3b, 4a après travail dans la pointe Lachenal» . Après tout, seulement quatre petits degrés d'écart sur l’échelle des difficultés…



Traversée des pointes Lachenal, dans le massif du Mont-Blanc, par Benoît Rousseau et Jean-Luc Tafforeau (ci-dessus), sous la conduite du guide Maxime Belleville, le 6 août 2007.

Références
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Addendum 2025

C'est par hasard que j'ai été informé du moment précis auquel le sérac situé à proximité de la pointe Lachenal a précipité une de ses “tranches” sur le glacier. La webcam de l'aiguille du Midi permet de voir la situation avant et après. C'est spectaculaire !


Le 24 juin 2025, il est 20h30…


Et dix minutes plus tard.

On distingue ci-dessous la différence entre l'avant (à gauche) et l'après (à droite).