jeudi 25 juin 2009

Tour Ronde, couloir Gervasutti


Sommet de la tour Ronde, 25 juin 2009, dix heures du matin.

Pihu-le-choucas accueille la cordée.
– Eh bien voilà, vous avez fini par y arriver !
– Facile à dire, pour toi !
– Note cependant que je suis à l'heure, après vous avoir surveillé pendant que vous remontiez ce couloir Gervasutti. Mais dis-moi, pourquoi aller pour la huitième fois sur ce sommet ?


La tour Ronde, face nord. Le couloir Gervasutti se trouve à droite, en versant ouest.

– Parce qu'il est beau et que ses voies d'ascension sont belles également. Mais toi, combien de fois es-tu monté ici ?
– Moi, ce n'est pas pareil. C'est mon métier, en quelque sorte…
– Tu pourrais te contenter de rester près des refuges, c'est plus commode.
– C'est vrai. Mais les sommets, c'est plus élégant. Et vous êtes si amusants, les humains ! C'est qui, ton guide ?
– Il se prénomme Pascal. J'avais été avec lui au mont Aiguille et au Grand Paradis. Un gars super !


À mi-hauteur du couloir Gervasutti.

– Des copains m'en ont parlé. Tu la connais, celle-là ? Chez nous, le guide c'est celui qui vole. Chez vous, c'est celui qui ne vole pas !
– Je reconnais là ton sens de l'humour.
– Quelques miettes de Grany seraient les bienvenues. Ça ouvre l'appétit l'altitude.
– Les voilà.
– Merci…
– C'est qu'il nous reste à descendre la voie normale, par cette chaleur.
– Ça oui, je te plains. On va encore se gondoler en vous observant ramper laborieusement jusqu'au col du Géant !
– Ah, c'est malin ! Que je ne te voies pas voleter autour de nous…
– Pas de souci, je vais aller faire la tournée des grands ducs aux alentours. Friandises au menu.
– Tu vas où ?
– Confidentiel défense. Quoique, je peux y déroger pour toi. Approche.
– Oui ?
– Pyramide du Tacul, Pointe Lachenal, aiguille du Plan et peut-être un petit détour du côté du Peigne s'il n'y a pas trop de concurrence.
– Et l'aiguille du Midi ?
– Trop bondé, trop galvaudé.
– Tu n'as pas tort.
– Dis-moi, ils ne seraient pas écossais, ces sympathiques alpinistes qui sont avec vous au sommet ?
– Tu dois avoir raison. Ah, ces choucas et leur don pour les langues !
– Demande-leur de vous prendre en photo.
– Bonne idée. Sorry, would you mind to take a picture of us ?
– Wouah, l'accent !
– Chuuut !


Pascal, le guide et Jean-Luc, le monchu et son “chapeau de benêt” (dixit son épouse), photographiés par nos amis écossais (“fromage” lancèrent-ils pour nous faire sourire).

– Et dis-moi, ces piolets, tu as vu leur marque ?
– Leur marque ? Ah oui, c'est marrant : Blackbird !
– Hé, hé ! Il ne leur reste plus qu'à avoir un bec jaune, comme moi, même si je suis quand même plus baraqué qu'un merle.


Les deux piolets utilisés durant la montée.

– Si ça se trouve, ils sont presque aussi vieux que toi !
– Comment cela ?
– Eh oui, ils datent de 1993, je crois.
– Meuh non ! Tu sais bien que j'ai plus de trente ans. Et ces piolets, ils ancrent toujours ?
– Ben tu l'as vu, dans le couloir, j'ai bien monté.
Chi va piano…
Va sano. E lontano, aussi ! Inutile d'ironiser.
– Allons, pour un quinqua, c'est pas trop mal, deux heures pour remonter le couloir.
– Oui, je sais. Toi, tu mets deux minutes.
– Et encore, par vent contraire.


Deux vues plongeantes sur le couloir Gervasutti

– N'empêche, c'est assez raide, quand même.
– Je te l'accorde. Même moi, je ne m'y pose pas. Les choucas ne sont pas comme les dahus.
– Ah ! Tu vois qu'on est pas si patauds que cela, nous, les humains.
– Ouaif !
– On est quand même partis avant cinq heures du matin du refuge Torino.


La fenêtre de la chambre du refuge Torino cadre à la perfection la Noire de Peuterey, les Dames anglaises et l'aiguille de la Brenva.

Vecchio ou nuovo ?
Nuovo, jeune, quoi.
– Pas tant que ça…
– Bon, c'est vrai, il vieillit tranquillement…
– Comme toi !
– Grr ! En tout cas, leur nourriture n'est pas exceptionnelle. Comme le dit un Italien sur CampToCamp : “Colazione misera, adatta solamente per alpinisti a dieta”.

– Bon, c'est pas tout ça. Tu m'as donné faim avec ta colazione misera. Faut que j'y aille. Allez, à la prochaine !
– Bon vent et… bon appétit !

Vous me croirez si vous voulez, mais vous venez de lire la transcription presque mot pour mot de la conversation que j'ai tenue avec Pihu (le choucas) ce 25 juin. Comment puis-je comprendre leur langage ? Cela remonte à 1978. Avec Gilbert et Annick, nous gravissions le Grépon-Mer-de-Glace. À un moment, Gilbert a frôlé un nid de choucas en escaladant une fissure. La choucate lui a tourné autour de la tête en croassant vilainement, furieuse d'avoir été dérangée et soucieuse de protéger ses petits, dont Pihu. Je l'ai entendue distinctement grommeler : “Ces humains, ils nous laissent jamais tranquilles !” Et depuis ce jour, je comprends le langage des choucas…


Pascal observe la face nord de tour Ronde. Derrière lui, on reconnaît le mont Maudit et son arête Küffner. À droite, le Clocher et le Trident du Tacul.