Je m’appelle « Pihu ». Un bien curieux nom et une bien curieuse orthographe, n’est-ce pas ?
C’est qu’il est très difficile de transcrire en phonétique humaine le langage des choucas. Car je suis un choucas – vous savez, un de ces oiseaux des hautes montagnes, au plumage noir et au bec jaune. Et j’en suis fier. J’ai le privilège de vivre dans un véritable paradis, ce Massif du Mont-Blanc qui attire tant de vos congénères – vous, les humains. Si vous connaissez un tant soit peu le secteur, vous comprendrez d’autant mieux combien je suis heureux d’évoluer entre l’aiguille du Midi et les Grands Charmoz, poussant parfois jusqu’au fond du cirque du Géant, près de l’une de vos « frontières » franco-italiennes.
Je suis né dans un nid installé dans le versant Est du Grépon. Mes parents n'avaient pu résister au confort d'un emplacement idéal qui n'avait qu'un seul défaut : il était proche d'un de vos itinéraires, le Grépon-Mer de Glace, ce qui occasionna quelques conflits avec les alpinistes. Ma mère avait l'habitude de leur tourner autour de la tête en croassant agressivement ce qui les déconcentrait, à ma grande joie d'ailleurs : j'éclatais de rire dans mon confortable nid !
Comment puis-je connaître tout cela, me direz-vous ? J’aurais envie de vous retourner la question… L’idée est universellement répandue, chez vous – pardonnez-moi – que nous ne sommes que de « stupides volatiles ». Vous allez devoir reconsidérer vos préjugés. Nous parlons – une succession de « piou-piou » et autres « crôa » à vos oreilles – et, surtout, nous comprenons sans peine vos sabirs, si simples et articulés comparés à la complexité de notre langage. Contrairement à ce que vous pensez, nous engrangeons dans nos « cervelles de moineaux » des quantités d’informations, transmises de bec de choucas à oreille de choucas depuis des générations. De quoi faire pâlir d’envie vos savants et leurs ordinateurs sans cervelle.
Moi qui vous parle, je connais dans ses moindres détails la topographie de « mon » secteur. Je la tiens de mes parents, en particulier de ma mère. Ni l’un ni l’autre ne sont plus de ce monde. Ils ont rejoint le firmament, tout là-haut, loin au-dessus des sommets des montagnes. Aussi ai-je à cœur d’enrichir et transmettre ce patrimoine.
Tous les sommets, la moindre petite pointe de granite, les piliers, les éperons, les arêtes, les couloirs, aucun de ces lieux ne manque à l’appel. Pour apprendre, il me suffit d’aller faire un tour du côté de vos nids d’altitude, les refuges, de me placer « en terrasse », aux premières loges, et d’écouter. Oh, vous croyez que seules les miettes de vos repas nous attirent : loin s’en faut ! Nous picorons, j’en conviens, ce qui ne nous empêche pas d’écouter, et d’enregistrer. Les sommets de l’aiguille du Midi, où vous vous pressez en troupeaux quelle que soit la saison, sont aussi une mine inépuisable d’informations, certes plus désordonnées, mais aussi plus variées du point de vue de vos langues : j’aime comparer ce que vous nommez « japonais » avec, par exemple, l’allemand ou l’italien.
Rien de tel que les repérages sur le terrain : l’été, par beau temps, je musarde dans les parois à la mode, avec ma compagne ou tel ou tel vieux copain. Nous nous offrons des moments de franche rigolade en vous observant ramper laborieusement, collés contre le rocher. Rien qu’en survolant les cordées, nous nous faisons une idée assez précise de ces « voies » tracées non sans peine par les hommes sur les montagnes. À la descente, vous tentez de nous imiter en vous élançant le long de vos cordes de rappel… Parfois, vous vous prenez carrément pour des oiseaux, avec vos parapentes, deltas et autres parachutes « base-jump », même si le volumineux équipement que vous employez frise le ridicule.
Ci-dessus : au col d'Anterne, on dispose d'un perchoir commode et d'une très belle vue sur le Buet, sans compter les miettes abandonnées par les randonneurs affamés.
Quoique sales et sans gêne, vous nous laissez de copieux garde-manger un peu partout dans la montagne, quand ce ne sont pas des monceaux d’ordures. Les plus grégaires de mes semblables, les plus paresseux aussi, se contentent de s’agglutiner bêtement autour des tas de détritus accumulés à proximité des refuges. Ce n’est pas ma tasse de thé – c’est bien l’expression que vous employez volontiers ? Je préfère aller dénicher des friandises sur les sommets escarpés des aiguilles ou sur les vires étroites des parois : restants de barres de céréales aux fruits, résidus de pâté ou de charcuteries, miettes de pain craquantes ou mie moelleuse, il y en a pour tous les goûts. De tels festins ne sont envisageables que pour ceux d’entre nous qui ont su apprendre. Les renégats qui négligent le Savoir en sont réduits aux « poubelles », les pauvres… et engraissent tout l’été, se trouvant fort dépourvus – tiens, encore une de vos expressions – quand la saison est terminée. Pour ma part, je dispose de réserves secrètes un peu partout. Si vous le permettez, je garderai les meilleures pour moi, me contentant de vous citer celles que seule la fainéantise interdit aux choucas moyens : le « balcon de la Knubel » au Grépon, le bivouac de l’éperon Frendo, le sommet arasé de l’aiguille du Plan, j’en passe et… des moins bonnes.
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Je dois confesser une indéniable espièglerie. L’une de mes plaisanteries préférées se joue en duo : deux choucas se posent sur un sommet dont la descente est réputée longue et difficile. Nous nous postons à proximité d’un ancrage de rappel. Lorsque des humains décident d’entamer la descente, nous observons leurs préparatifs fébriles tout en lissant nos plumes, l’air de rien. Tout à leur concentration, ils ne nous prêtent guère attention, tandis qu’ils installent leur « corde à double » et vérifient leur harnachement. Lorsqu’ils sont fin prêts, je lance trois ou quatre « pihu ! » bien sonores pour capter leurs regards, et plonge comme une pierre dans le vide. Le copain resté en haut écoute alors avec gourmandise les commentaires apeurés des alpinistes :* *
– T’as vu ce choucas ? Me flanque le vertige à plonger comme ça !
– Bigre ! Faudrait pas se louper : t’as vu ce vide ?
– Dire qu’il va nous falloir quatre ou cinq heures pour arriver en bas… Lui, il y est déjà ! Ça me fout le moral à zéro, moi…
Je ne fais pas que de me moquer, soyez rassurés. Nous avons aussi de bons côtés. La charité est une vertu répandue parmi les choucas. C’est ainsi qu’il m’arrive souvent d’aider les grimpeurs hésitants. Si ! Si ! Personne n’a dû vous le raconter : les hommes sont si orgueilleux. Comment est-ce que je m’y prends ? Le plus simplement du monde. Un exemple : quand un premier de cordée a des doutes sur l’itinéraire à suivre, dans une voie d’escalade que je connais par cœur, je commence par me poser à un ou deux mètres de lui. Quelques « pihu ! » vigoureux suffisent à attirer son attention. Généralement, il maugrée, tout à son angoisse :
– M’embête, cet oiseau. M’empêche de me concentrer. Il me nargue, ou quoi ? Mais par où ça passe, bon sang de bon sang ?
Dans la plupart des cas, il n’a pas vu le piton laissé par un de ses prédécesseurs, quelques mètres plus à gauche ; ou la petite écaille, cachée par le fil de l’éperon, juste à droite ; ou bien il se trouve en arrêt précaire, les quatre membres en équilibre instable sur une dalle presque lisse, bloqué, alors qu’un de ces « spits » tout neuf brille au-dessus de sa tête. Il me faut généralement insister. Je volette d’un point à un autre, désignant le piton de la pointe de mon bec, me perchant sur la grosse prise qu’il néglige involontairement, ou tournicotant devant la « fissure salvatrice » – comme vous dites. La majorité d’entre vous comprennent le signal, pour peu qu’ils soient attentifs et peu enclins aux préjugés. Parmi eux, il en est qui me remercient de quelque friandise une fois arrivés avec soulagement aux « relais », où ils s’accrochent désespérément.
Je ne m’attarde guère : le tempérament de mendiant m’est étranger. Et j’ai la vue suffisamment exercée pour repérer un dixième de tranche de saucisson à plusieurs dizaines de mètres, alors…
Ci-dessus : lors d'un de mes séjours dans les Aiguilles Rouges.
Nous sommes des oiseaux éminemment sensibles, savez-vous ?
Rien de plus triste que d’assister à un de vos « vols ». Chez vous, je le sais, ce mot n’a rien de ludique, ni de grisant. « Voler », dans votre jargon d’alpiniste, c’est tomber. Comme vous n’avez pas d’ailes – c’est le moins que l’on puisse dire ! – vos vols se terminent souvent mal. À tel point que vous devez parfois appeler à la rescousse un de ces énormes oiseaux mécaniques, du moins qui se considèrent comme tels, vos « hélicos ». Quelle saleté, ces trucs-là ! Ils ont un boucan d’enfer, leurs pales brassent l’air à toute allure, et il est même arrivé que des choucas soient aspirés par leurs tuyères grondantes. Consigne impérative : ne pas rester dans les parages. Fort heureusement, on les voit – et on les entend ! – venir de loin. Pourquoi diable faut-il que vous inventiez des machines aussi dangereuses ? Bon, je sais, vous êtes lourds, plutôt empotés, mais est-ce une raison pour utiliser de si terribles substituts à votre manque d’ailes ?
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Je vous en ai évité, des sauvetages, bande d’ingrats ! J’ai même fait mieux, un jour. Vous connaissez peut-être cet alpiniste Suisse, Michel. Il passe son temps à escalader des portions de parois où personne n’est jamais passé auparavant, « là où la main de l’homme n’a jamais mis le pied » plaisantait un autre de vos grands grimpeurs, non sans réalisme : il faut vous voir tirer tout le parti de vos membres pour gravir ces montagnes… chapeau ! Je le concède.* *
Michel est un véritable ami de la Nature, et respecte les animaux. Il suffit pour s’en convaincre de l’observer discuter avec une marmotte. Dieu sait s’il en faut, de la patience, car les marmottes sont très peureuses – avec raison, car vos abominables chasseurs en ont décimé des tribus entières par le passé. Michel sait regarder, observer, jauger la roche et déceler un passage. Je l’ai vu progresser sur des murs quasiment lisses pour un humain. À croire qu’il a été choucas dans une vie antérieure !
À de nombreuses reprises, je l’ai observé. Un vrai régal ! Surtout qu’à une époque, il écumait littéralement un de mes secteurs préférés, celui que vous appelez l’Envers des Aiguilles. Comme j’y suis né, j’aurais tendance à le considérer comme « l’Endroit », mais bon…
Un jour de juin, je me souviens, il était en difficulté. C’est rare. Agrippé à… rien du tout, en apparence, il tenait dans sa main gauche un tout petit coinceur – ceux que vous appelez fort justement des « noisettes » (nuts) – vraiment minuscule. Moi, je voletais à côté, selon mon habitude, lui tenant compagnie, et de plus en plus inquiet, à dire vrai : il n’allait pas « voler », pas lui ! D’autant que son dernier point d’assurage se trouvait loin en dessous de lui.
– Ça va, Michel ? lui criait anxieusement son camarade de cordée, crispé sur la corde, quarante mètres plus bas.
– Mouais… pas moyen de libérer cette main et de placer ce fichu coinceur, avait-il déploré à mi-voix.
Je voyais la sueur perler à son front, en dépit de la fraîcheur de l’air ambiant. J’avais bien une idée, mais j’hésitais : notre morale traditionnelle impose le non-interventionisme. Même si j’y déroge parfois, discrètement et sans malice, là, c’était plus ardu de me décider.
Perché à proximité, je voyais son mollet gauche commencer à trembler – la « greuvôle » dans le jargon des chamoniards – et la semelle d’un chausson d’escalade glisser imperceptiblement sur le granite.
– Aidez-moi, a-t-il murmuré soudain.
La prière s’adressait peut-être à un de vos Dieux, je ne sais. C’en était trop. Je ne pouvais rester là sans rien tenter. Vérifiant qu’aucun choucas ne passait dans les parages, j’ai pris mon courage à deux mains – enfin, vous voyez ce que je veux dire.
Sur une photo prise depuis le relais, on peut me reconnaître en bas à gauche.
Michel avait presque lâché le petit coinceur, tentant de mieux assurer la prise de sa main gauche du bout des doigts. La cordelette pendait sur la roche. Ah, c’était lourd, vraiment très lourd, mais j’y suis arrivé : j’ai saisi dans mon bec la cordelette et, d’un battement d’ailes, déposé le coinceur dans un minuscule trou que le grimpeur avait deviné, sinon vu, à vingt centimètres au-dessus de sa tête.
J’ai craint un instant que la surprise ne lui fasse lâcher prise. Heureusement, sa maîtrise ne l’a pas abandonné. Au contraire, il a compris, et, surtout, eu confiance : d’une détente calculée, il a attrapé la cordelette, vérifié en une fraction de seconde que la « noisette » était bien coincée, et mousquetonné le dispositif avec un « ouf ! » de soulagement.
Je me suis alors envolé prestement. Une heure plus tard, je les ai rejoints au sommet. Et là, quel festin ! S’il ne m’a pas reconnu – pour vous, nous nous ressemblons tous ! – il a cherché à récompenser mon espèce tout entière. Son copain, Pierre-Alain je crois, se moquait de lui :
– Un choucas qui place un coinceur ?! L’adrénaline t’as donné des visions, mon vieux Michel.
– Non, non, je t’assure…
– Allons, allons ! D’abord, c’est moi qui t’assurais, tu ne crois pas ? Quant au choucas, il t’aura plutôt déconcentré qu’autre chose, non ?
Et moi qui lançait des « pihu ! » en rafales pour bien lui montrer que je comprenais… J’ai même été picorer fugacement un de ses micro-coinceurs, histoire de lui faire un petit signe.
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Je ne pense pas que Michel en ait parlé à quiconque. Peut-être, un jour, écrira-t-il ce récit sous forme de conte dans un de ses livres ? Remarquez, la voie s’appelle « le choucas inspiré », vous pouvez vérifier dans le livre d’or du refuge d’Envers des Aiguilles. Je l’ai entendu en parler avec la gardienne quelques jours plus tard. Le passage où je l’ai tiré d’affaire est coté « 7b+ ». D’après votre échelle de difficultés, c’est très difficile – « abominablement difficile » précisez-vous. J’avoue que j’ai un peu de peine à comprendre, car dans les « dalles en 7a », il m’arrive de me poser pour picorer, alors…
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