vendredi 7 août 2015

Le mont Blanc interdit ?

Le 6 août, le préfet de Haute-Savoie et le maire de Saint-Gervais ont publié pour la seconde fois de l'été un arrêté de fermeture du refuge du Goûter, sur la voie normale du mont Blanc, et déconseillent l'ascension par cet itinéraire.

Le tristement célèbre couloir du Goûter est en effet devenu encore plus dangereux depuis que la sécheresse a fait disparaître la neige qui le garnissait. Ce n'est d'ailleurs plus un couloir, mais bien un éboulis. Un article sur le site de 20minutes rappelle que ce sont environ 17000 alpinistes qui empruntent chaque année l'itinéraire, un record absolu de fréquentation en montagne. En une vingtaine d'années, 74 personnes y ont trouvé la mort, ce qui est à la fois énorme – en termes de drames humains – et presque miraculeux quand on songe à l'exposition qu'induit cette quantité exceptionnelle de passages.

Désormais, que faire ? Dès lors que les autorités administratives ont cru bon d'intervenir, et on peut difficilement les en blâmer, elles devront sans cesse renouveler ce type de décision, au risque de voir leur responsabilité engagée lors d'un futur accident. Pour les années à venir, la voie normale du mont Blanc semble condamnée pour juillet et août, alors même que la construction du nouveau refuge représentait un investissement majeur, et que les prétendants à la voie normale ne vont pas renoncer aussi facilement.

Sur ce blog, nous avions suggéré la prolongation du TMB du Nid d'Aigle jusqu'à l'aiguille du Goûter, histoire de mettre les pieds dans le plat, non sans humour – même si certains lecteurs n'y avaient guère été sensibles ! Un commentaire dénonçait une “idée de maboule” (sic) ! Au-delà de cette (aimable) provocation, que reste-t-il comme solution ? Nous n'en voyons qu'une seule. Car l'alternative est implacable : soit la voie normale du mont Blanc restera “fermée” d'une façon ou d'une autre, soit il faudra bien trouver une solution. Celle-ci ne serait-elle pas d'imaginer un moyen de limiter l'exposition aux dangers du “couloir” ? Elles ne sont pas nombreuses : la principale serait de creuser une galerie permettant de passer sous ledit couloir. Nous n'avons pas les compétences techniques pour en estimer la faisabilité, encore moins le coût. D'autres l'auront certainement fait.

Cette galerie entraînerait un nouvel accroissement de la fréquentation ? C'est probable ! Mais comment procéder autrement ? À défaut, il faudra bien reconnaître que l'itinéraire n'est plus fiable. Et, dans ce cas, le refuge construit à grands frais pourrait bien devenir inutile, car fermé la plupart du temps. Paradoxal !

Quant aux itinéraires alternatifs, vieille rengaine (1), ils sont bien sûr nombreux, mais exigent tous des compétences alpines et une endurance qui dépassent de loin celles de la voie du Goûter, et ne pourront jamais convenir aux 17000 usagers annuels évoqués plus haut.

Quoi qu'il en soit, si l'on devait prendre un pari, c'est bel et bien vers une limitation autoritaire des passages que l'on s'orientera. Aussi révoltant et désespérant que ce soit, difficile d'imaginer autre destin pour la voie normale du mont Blanc – qu'il vaut mieux ne plus qualifier de “royale”.

-------------------------
(1) Sur l'article de blog précité, plusieurs commentateurs bottaient en touche en se vantant de leur ascension hors saison, ou par l'itinéraire italien, sans comprendre que leurs démarches, certes louables, n'étaient pas généralisables. Autant dire que, sous prétexte qu'on est un grand alpiniste, on conseille de monter par le pilier central du Frêney et de redescendre par l'éperon de la Brenva… Cela ne fera pas avancer le débat.

 Ce n'est pas une raison pour tourner le dos au mont Blanc !

dimanche 2 août 2015

Une escalade labellisée

À quoi tient le choix d'une course en montagne ? À ce subtil mélange entre disponibilité des protagonistes – guide et client –, météo et idées évoquées par chacun.

Samedi 1er août, journée de pluie, bienvenue en cette période de sécheresse, mais faisant peser comme un aléa sur le projet du lendemain. D'où le report du départ à une heure tardive : 10 heures, le temps que le rocher veuille bien sécher. Vous allez rire (enfin, j'espère) : dans un rêve récurrent, je me vois souvent attendre un guide pour partir en course, et les heures s’égrènent sans qu'il ne se manifeste. Une récente version voyait ledit guide proposer d'aller au mont Blanc par les trois monts en prenant la benne de 11h30 à l'aiguille du Midi. Fantaisies oniriques !

Ci-dessus : la pluie a semé des perles au creux des rochers…

Dimanche 2 août. Je mets en pratique le fantasme : levé dès 6 heures, je lambine à préparer mon sac, enfiler mon baudrier (si, si, ce sera toujours ça de moins dans le sac, et j'aurai moins de choses à faire à l'attaque), tout en avalant cafés sur cafés. Est-ce bien raisonnable ?

Je retrouve Zian à la station du téléphérique de Planpraz comme convenu. Sur le coup des 10 heures (à l'horloge du Clocher de Planpraz), nous entamons la marche d'approche. De belles écharpes nuageuses jouent encore à cache-cache avec le soleil. Le rocher sera-t-il sec ?
Au bout d'un quart d'heure, nous quittons le sentier du col Cornu pour partir droit dans les pentes, suivant une vague sente, tracée par les prétendants au “Label Virginie” – car c'est la voie qui est au programme. Bigre ! Ça grimpe (pas au sens du jargon de l'escalade) ! Rhodos humides, cailloux et terre grasse se suivent et se ressemblent. La sueur coule abondamment sur mes tempes… Je me remémore la boutade entendue la veille : “Vous allez rencontrer des vaches, dans cette voie…” Et, de fait, deux d'entre elles broutent à l'attaque. J'évite de les déranger.

10h45. C'est parti ! Zian s'équipe, m'encorde et… file tandis que j'achève mes préparatifs. Sans vergogne, il enchaîne les deux premières longueurs. Après un premier mur que je négocie sur la gauche (en contravention avec le topo), se présente un ressaut d'une vingtaine de mètres. Une cordée y est engagée, la seconde va partir. Par politesse autant que pour être tranquille, je lui propose d'y aller la première. Rien à faire. Elle insiste. Va falloir assurer, comme dirait Lucien. Surtout que je n'ai pas la banane, et que le passage est complexe. Une vague cheminée à droite, revenir à gauche – pas moyen de franchir cette (censurée) d'arête… Un point d'aide pour se rétablir. Ça commence bien ! La suite, soutenue, est heureusement négociée en bon style. La cordée qui nous suit me demande mon prénom, m'encourage… et ajoute une petit blague : “Allez, Jean-Luc, grimpe, plutôt que de draguer !” (Rectification immédiate, à la demande expresse des ayants droit : Virginie sera déçue – ou soulagée –, je suis totalement mobilisé dans la recherche des prises).

Relais. Zian s'enquiert de ma forme et repart. Petit mur à feuillets-réglettes, qui se révélera aisé, moyennant quelques zigzags adéquats. Au-dessus, c'est le ressaut central, le plus haut, au moins 30 mètres. C'est la foule au pied du mur. Je contourne une cordée familiale : le père en tête, la mère et sa fille (8 ans maxi) en secondes. Ce n'est pas toujours facile de se sentir vaguement observé, même si l'ambiance est tout ce qu'il y a de bienveillant. L'escalade reste raide, rebord d'éperon en main droite, mouvements assez complexes en dalle sur la gauche, un passage mouillé, lecture des prises assez difficiles (du moins à mes yeux). Je me gendarme comme un fou pour ne pas céder à la tentation des points d'aide. C'est soutenu et technique, assez physique me semble-t-il – ce qui doit résulter de mon tropisme des dalles (voir les autres courses de ce blog).

Ci-dessus : sortie du “mur” de la longueur 4, ambiance de nuages résiduels.

Grande longueur de liaison dans la végétation, suivie d'une descente dans une sorte de clairière encombrée de blocs. Là, on se croirait à Fontainebleau : une véritable foule s'entasse, bientôt rejointe par la petite famille (qui grimpe vite). Zian ne ralentit pas le rythme, avalant une dalle, puis se lançant directement dans le passage-clé – le “crux”. Oh, celui-là, je l'avais repéré sur le web avant de partir, et il a contribué à ma gamberge… En tordant le cou, j'aperçois Zian qui le franchit avec des mouvements dynamiques, comme s'il gravissait une échelle (ou un escalier, les deux images collent).

Ci-dessus : il y a foule ! Heureusement, la première dalle est agréable…

La petite dalle du départ sera le seul passage délicat et fin de l'ascension. Au moins suis-je encore élégant devant la foule des spectateurs. Ça ne durera pas ! Bon, ce passage surplombant est certes muni de grosses prises. Il n'en demeure pas moins épouvantablement athlétique pour un individu de ma carrure. Le père de famille arrive sur mes talons. Je lui conseille de ne pas me suivre tout de suite. Et je dois dire qu'il aura une mansuétude bien sympathique, me conseillant et encourageant avec gentillesse et prévenance, tandis que j'ahane, tire sur les deux spits, me fait bloquer à plusieurs reprises.

Ci-dessus : photo issue du site summitpost, signée d'Alberto Rampini, qui restitue l'ambiance de cette longueur-clé (le surplomb est signalé par la flèche).

Ci-dessus : en provenance de la même source, une vue plus rapprochée du surplomb.

Pour de l'A0, c'est de l'A zéro pointé ! L'ultime mouvement, au-delà du spit, me vide de mes dernières forces. Mon suiveur ose un “Bravo !” qui me fait rougir… “Ça va ?” demande Zian depuis le relais, sourire aux lèvres. Boudeur, je lâche un “non !” grognon. Pourtant, je suis heureux d'être sorti de cet abominable passage ! Un regard derrière moi : le papa est déjà sorti !

Ci-dessus : après le surplomb abominable, des dalles “sans les mains”. Ça repose !

Plutôt que de monter sur l'antécime du petit Clocher et de faire un rappel en diagonale, Zian part en ascendance sur la gauche. 20-25 mètres en 2a+, voilà qui me remet les idées en place. Relais dans une niche, où deux grimpeurs récupèrent leur rappel. L'ultime longueur consiste à négocier une large fissure – que je shunte sur la droite, heureux de ma variante. Au-dessus, on rejoint très vite le fil de l'arête, un mince feuillet, avec un joli vide sous les pieds. Un peu de lichens, de l'opposition qui se doit d'être “volontaire”. Je déséquipe le dernier spit et comprend vite que l'assurance va devenir morale : le sommet, d'où Zian m'assure, est à 5-6 mètres à l'horizontale. Ne lésinons pas sur les moyens ! Me voici à plat-ventre sur le rocher, rampant sur deux mètres. Du relais me parviennent quelques quolibets : “Il fait l'amour avec le rocher, ou bien ?” Enfin, je me mets à genoux, puis debout, évitant de justesse la photo honteuse, pour celle-ci, beaucoup plus flatteuse (merci le guide !).

Ci-dessus : sur le fil de l'arête. Le cliché rend bien la sensation de vide (25 mètres à gauche, le double à droite), et a été pris pile au bon moment ! Il fera son petit effet sur face-de-bouc (on a ses faiblesses narcissiques !).

Pour aller prendre le rappel, j'enjambe plusieurs corps (vifs, s'entend), et file sur les 25 mètres de corde. Et ça y est, la confortable brèche accueille la cordée pour un festin de sandwiches et d'eau fraîche, pendant que le Clocher est littéralement pris d'assaut par toutes les cordées.

Ci-dessus, de gauche à droite : la cordée familiale sort de l'arête nord, une corde de rappel plonge dans la cheminée, au sommet, le “papa” et un départ de rappel, à droite, un grimpeur dans la sortie de “Cocher-Cochon” (6a).

Zian ne le sait pas encore quand il souligne l'exposition de la dernière longueur. Il ne sait pas encore que c'est… son grand-père, Armand Charlet, qui a ouvert le passage il y a presque un siècle, le 29 août 1920, avec son compagnon Camille Devouassoux, dit “Camille à Picca” (lire De Fils en Aiguilles, pages 55 et suivantes, je fais ma pub au passage).

 Ci-dessus : fier “comme un petit banc”, le monchu, posant devant le Clocher !

Finale en VO. Tandis que nous descendions le sentier escarpé vers Planpraz, discutant à bâtons rompus de choses et d'autres, j'ai soudain pris conscience que ma première incursion aux “clocher-clochetons” remontait à près de quarante années. Sur notre gauche, un grimpeur remonte un petit éperon et s'adresse à nous en anglais.
– What is this route ? lui demande Zian.
– Hotel California, répond-il.
Réminiscences. Je complète par un “with a guitar solo ?”, songeant au célèbre morceau des Eagles. Mais la référence semble échapper au jeune homme…
Un peu plus bas, tandis que nous retrouvons le sentier du col Cornu, un homme âgé, le visage rougi par le soleil, monte lentement.
– Oh, I am so tired, ne peut-il s'empêcher d'expliquer, précisant que cela fait huit jours qu'il marche, et que c'est sa dernière étape.
– Eight days' a week, lâché-je, trop heureux de mon second calembour musical.
Mais l'homme ne semble pas être amateur des Beatles. Il reprend :
– You know, I'm seventy-two ! And you, how old are you ?
72 ans. Une émotion me saisit : c'est à cet âge exact que mon grand-père André Odemard, dans ces mêmes Aiguilles Rouges, s'était fracturé une malléole en faisant un faux pas sur un sentier, ce qui marqua la fin de sa pratique de la randonnée. Je dois réfléchir quelques instants avant de lâcher :
– I'm fifty-eight, je lui dis, anticipant de quelques mois le décompte.
58. Nom de nom ! Le temps a donc filé si vite ? Voilà soudain remises en perspective toutes ces ascensions, jalons fidèles et précis de l'écoulement du temps, à la faveur de ces petites anecdotes de fin de courses, rarement innocentes comme vous l'aurez noté…

     A N N E X E   P O U R   M A N I A Q U E S   D E   T O P O S     

Avertissement : cette section exige d'être accoutumé aux “chipotages” des lecteurs de topos-guides d'alpinisme. On n'en ressort par indemne !

De Vallot en Vallot…
Allez, cédons au petit jeu des topos, avec, tout d'abord, un voyage dans le temps nous ramenant près de 90 ans en arrière !

Ci-dessus : trois éditions du Guide Vallot des Aiguilles Rouges. De gauche à droite : 1928, 1946 et 1974 (familièrement appelé “le Bossus”). On y trouve trois descriptions de l'arête nord du Clocher, assez différentes dans leur contenu.


Édition de 1928. L'historique précise que la première de l'arête N date du 29 août 1920, par Armand Charlet et Camille Devouassoux.
Si aucun degré de difficulté n'est encore en vigueur, le début de l'arête est qualifié de “Très Difficile” (soit du 5b d'aujourd'hui). Compte tenu de l'exposition, P. Langlois conseille de “chevaucher” l'arête (technique que j'ai adoptée, sans grande élégance toutefois !). Le mouvement final est un rétablissement pénible suivi d'une “traction”.


Édition de 1946. Plus laconique, la description évoque un “petit gendarme de 2 m”, probablement ce bloc délimitant une fissure où un spit est aujourd'hui en place. La “plaque” est le court passage menant au fil de l'arête. L'opposition est cette fois préconisée, et cotée en 5b (V).


Édition de 1974. La “plate-forme” du texte est, en réalité, un étroit replat. La (désormais) dülfer correspond bien à la technique actuelle. Elle baisse de 5b à 4c, quoique qualifiée de “pénible”. La brève section horizontale figure en photo dans cet article. À ne pas négliger !

Le jeu des topos (suite)
Vous allez comprendre… Un tantinet éprouvé par la rudesse des passages difficiles – le tropisme des dalles, bis repetita – voici que j'ai fait de frénétiques recherches sur le web pour essayer de réévaluer les passages de la voie (on a sa fierté de monchu !)

On trouve tout, dans les topos-Piola, à commencer par “Label Virginie” (page 67 du tome 1 des Aiguilles Rouges). La voie y est cotée D sup, homogène en 5a et 5b.

Autre source : le très beau topo “Escalades plaisir, Alpes françaises du nord” de Hervé Galley, aux éditions Olizane (Genève, Suisse), dont les pages de “Label Virginie” sont consultables sur Google Books. Nous ne saurions trop vous recommander l'achat de ce volumineux ouvrage (190 voies décrites, du 4a au 6a+), ISBN 978-2-88086-410-1.



De quoi “rassurer” le monchu, avec ces 5c+ et 5c de L2 et L4. Pour être franc, il ne s'agit, à mon sens, que de brefs passages de ce niveau, au milieu de longueurs “en moyenne” en 5b+ (on s'accorde le +). Mais bon : cela expliquerait-il les quelques suées et poignets endoloris par les crispations sur réglettes ? Pas impossible…

Du côté de nos amis anglo-saxons, les cotations annoncent du 5.8 à deux reprises dans les mêmes longueurs, et du 5.9 pour le crux.
Ce topo figure sur le site www.mountainproject.com, il restitue l'ambiance de la voie, avec ses deux ressauts principaux, reliés par une longueur de jonction. Les cotations américaines sont étonnantes : elles commencent toutes par le chiffre 5 ! Les équivalences diffèrent selon les sources : sur Wikipédia, par exemple, le 5.7 équivaut aux 5a/5b, et le 5.8 au 5c. Sur Grimporama.com, en revanche, ils sont rapprochés respectivement aux 5a et 5b. Hé, hé ! On ne pourra donc pas trancher sur la question… sauf à en rester aux 5b+ proposés plus haut ! Comme quoi les cotations ont quelque chose de jésuitique (non ?).

La photo : le topo anglo-saxon, avec un calembour involontaire, le prénom Virginie étant orthographié “Virgine” – nous vous laissons interpréter ce lapsus très freudien !


De gauche à droite : tableaux de comparaisons, issus de PlanetGrimpe, Wikipedia et Grimporama.

Terminons en remerciant les auteurs et créateurs de la voie, Yannick Brucker, Julien Cellier, Manu Méot, qui l'ont tracée le 11 juillet 2007. Manu Méot est aussi l'un des ouvreurs de Cocher-Cochon (19 août 2000), ainsi que de très nombreux itinéraires récents dans les Aiguilles Rouges. Il est guide à la Compagnie de Chamonix.

Ci-dessus : une cordée sur le fil de l'arête du Clocher, dans les passages terminaux de “Cocher-Cochon”. Du 6a bien délicat et technique, sur fond de Charmoz-Grépon-Blaitière.

dimanche 19 juillet 2015

Deux “Frouzes” à la (dark) Veudale

Où emmener grimper un “monchu” un 14 juillet ? À peine arrivé de sa ville urbaine, il manque d'entraînement… Pourquoi ne pas fuir la France, alors ? Voilà qui n'est guère patriotique, un jour de fête nationale ! Et si on envahissait la Suisse ? Voilà qui n'est guère amical ! C'est pourtant ce que Zian m'a proposé.

Tandis que nous franchissons le poste de douane du Châtelard-Frontière, je m'aperçois que j'ignore quel sobriquet les Helvètes nous donnent. Zian me répond sans hésiter : les Frouzes. Super ! Et commode pour cette rime rare : à part blouse, douze et flouze, elles ne sont pas nombreuses. Et le guide d'ajouter : Il nous arrive de les appeler “Oin-oins”, nos amis suisses. Un partout, donc. C'est pourtant grâce à un Suisse – et non des moindres – que la voie “Dark Veudale” est au programme. Michel Piola la présente en effet dans son tome 2 des Aiguilles Rouges. Son croquis est attrayant : l'escalade est facile, longue, et agrémentée de petits passages techniques.

Pour la beauté du geste, elle s'achève sur un vrai sommet, la pointe de la Veudale (2492 m). Julien, un collègue guide de Zian, réputé pour la sévérité de ses opinions alpines, a trouvé la voie “intéressante”. De quoi se laisser tenter… L'appellation, quant à elle, se réfère à Star Wars et son personnage Dark Vador. Nous voici encore dans des allusions guerrières…

À part mon casque (bleu), je ne pense cependant pas ressembler audit personnage… quoique !

Pour passer à l'attaque (vocabulaire d'envahisseurs), il faut aussi en passer par les limitations de circulations imposées par les travaux pharaoniques en cours sur le site des barrages d'Emosson. Bus et navettes, organisés avec un soin tout helvétique, nous permettent de rejoindre le barrage du Vieux-Emosson. Oui, on ne dit pas “vieil” Emosson, mais “vieux”. Ça sonne bien. Sauf que le vieux barrage a été arasé, puis surélevé, paraissant flambant neuf ! Aussi faudra-t-il s’accommoder d'une ambiance “travaux publics” durant l'escalade. Pour ma part, j'aurais tort d'en prendre ombrage. Pour au moins deux raisons (soyons Sciences Po) : la première est que la Suisse montre sa prévoyance et son dynamisme afin de s'assurer un avenir hydro-électrique radieux ; la seconde est que mon cher grand-père André Odemard avait travaillé dans ce secteur, allant même exercer ses talents de dessinateur industriel au barrage de la Girotte aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Il n'avait pas manqué de me transmettre son inclination en faveur des barrages de montagne.


Oserais-je cette opinion peu écolo-correcte ? Les retenues d'eau, au moins, ne polluent pas, et elles dessinent de superbes lacs – celui d'Émosson est une référence. C'est mieux qu'une centrale nucléaire, non ?

L'attaque est douce : un mini-dièdre incliné, orné d'un gollot, suivi d'un bref mur ludique en 4c. Suivent des dalles inclinées escaladables sans les mains. Petit gag : le couloir défendant l'accès à la suite est occupé par un névé qui résiste encore et toujours à la canicule. Taille de marches avec un gros caillou : Zian fait un retour dans le passé familial !


De l'autre côté, le “crux” de la voie : un joli mur lisse, la “dalle aux bénitiers”, occasion de mouvements techniques et d'un rétablissement très “bleausard” pour un 5a de qualité.

Au-dessus, l'itinéraire part dans une longue diagonale en 3c/4a soutenue (oui, ça existe aussi à ce niveau), sans beaucoup d'équipement en place – je récupérerai quelques coinceurs et friends au passage. Grâce à ces quelque 100 mètres à corde tendue, nous parvenons au second couloir, franchi selon la même technique que le premier. Ludique, vous dis-je ! Et qui donne envie d'un remontant chocolaté.
À gauche : dans un océan de dalles.

Le topo-Piola® indique, laconique, 150 m de traversée. C'est un minimum, au terme desquels on parvient sous un ressaut généreusement végétal, duquel émergent quelques blocs, dont un orné d'un spit. Peu engageant ! Aussi le guide me dirige-t-il vers le bas, jusqu'à de somptueuses vires où nous déjeunons au soleil – tout aussi somptueux dans son rayonnement. La crème solaire se mêle au beurre des sandwiches.

Et après ? C'est là que le rôle du guide fait merveille. J'ai bien compris l'arrière-pensée de Zian, pour avoir lu le topo. Le voilà partant en diagonale dans de superbes dalles inclinées faciles, puis prenant la tangente. Je démarre à corde tendue, juste au-dessus du névé. Grande longueur.


Le rocher se redresse, et ce sont une quinzaine de mètres de jolis passages délicats, dans lesquels, à ma grande surprise, je n'utilise aucun point d'aide. Bizarre autant qu'étrange ! “Eh bien, tu as vu ? Pour du 5c, tu es bien passé !”, me félicite Zian. Incrédule, le monchu…

La suite est moins amène. Ça se redresse encore, et trois spits brillent sur des proues de rocher brunâtre d'aspect redoutable. J'assure au descendeur (tiens, encore un indice ?) tandis que Zian négocie avec de souples mouvements le long passage, en libre bien sûr. Quand vient mon tour, je comprends qu'il va falloir m'employer, comme on dit. Quinze nouveaux mètres raides, techniques, où, cette fois, c'est Waterloo. Trois points d'aide et pas mal de brutalité dans la progression.


Au-delà du spit numéro 3, traversée horizontale, puis fissure et franchissement d'un surplomb par la droite, et retour de difficultés “honnêtes” (5b puis 4b).

L'exégèse du topo s'impose : il va bien falloir inverser la cotation. 5b dans la première longueur, selon toute vraisemblance, et 5c dans la seconde (et non l'inverse, comme sur le topo). Ou bien j'aurais été un cador en L1… et un sarpé en L2. Est-ce possible ?

Car nous venons de sortir de “Palomba bianca”, ligne ouverte par Michel Piola et Pascal Strappazzon en novembre 2010 (ils étaient plus au frais que nous).

Sortie de la seconde longueur. Piètre photographe, j'ai laissé Zian prendre tous ces clichés. Il n'apparaît qu'en ombre chinoise…

La dénomination de la voie met un terme à nos velléités nationalistes : en espagnol, “palomba” signifie “colombe”, tandis que l'italien “bianca” se traduit par “blanche”. La colombe blanche de la paix. Une façon de tordre le cou aux blagues belliqueuses parsemant cet article. Frouzes et Oin-oins soudain réconciliés au sommet.


La fatigue se fait sentir pour les 50 mètres de progression à corde tendue dans du terrain mixte (entendez par là : rocher + herbes) avant de déboucher au sommet. Très beau panorama à 360°, Perrons, Grenairon, lac asséché du Vieux-Emosson, aperçu de la Verte par-dessus les crêtes du col de la Terrasse.


Au sommet de la Veudale. L'aiguille Verte montre le bout de son nez – pardon, de son sommet.

On est bien, là-haut, après la poignée de mains rituelle. Merci, m'sieur le guide, pour ces moments !
Mais qu'on a chaud !

Le guide file dans la descente. C'est qu'il ne s'agirait pas de rater le dernier bus !

Aiguillonnés par la soif, nous nous précipitons dans la descente par les gorges de la Veudale. Zian prend même la directissime par le lit du torrent – déconseillé sauf aux chamois, et encore ! Pour ma part, je reste sur le sentier officiel, quelque peu irrité, je dois le dire, quand des grillages m'interdisent de prendre pied sur la route – engins de travaux obligent – et me contraignent à remonter jusqu'au col du Passet. Mais tout a une fin, et deux litres de boissons fraîches nous désaltérerons à la Geulaz.

Ultime considération internationale : ces derniers temps, le franc suisse, alias CHF, a pris son envol tant il est prisé par les financiers. Plus récemment, la baisse de l'euro face à toutes les autres monnaies a accentué le phénomène*. Au point que le café, au restaurant-bar d'Émosson, atteint des prix stratosphériques… 3,50 € la tasse d'expresso, les Champs-Élysées sont battus ! Petite précision : les Suisses qui pratiquent ces prix n'y sont pour rien, car, pour eux, rien n'a changé. Quand le CHF cotait 0,70 euros, ledit café revenait à l'équivalent d'un peu plus de 2 euros. Rien d'exceptionnel à 1970 m d'altitude…
*1 CHF cote environ 0,96 €

Annexe : itinéraire. Nous vous conseillons de vous procurer le topo de Michel Piola, qui décrit en détails les deux itinéraires que nous avons gravis ce 14 juillet.
Deux précisions :
(1) La hauteur de la première partie doit se situer aux alentours des 200 mètres, mais mesure beaucoup plus en “développé” en raison des nombreuses traversées.
(2) La L1 de Palomba bianca (en réalité la cinquième, car il existe une première partie plus bas sur la gauche) serait donc en 5b, et la L2 avec un long passage en 5c (3 spits).

Tentative de tracé, très approximatif contrairement au topo de M. Piola. À droite, le Vieux-Émosson surélevé et la route d'accès. La hauteur du barrage (75 m) donne l'échelle du parcours.