L'architecture traditionnelle de montagne ne s'embarrassait pas de principes ou de discours. Elle se contentait de répondre aux contraintes de son environnement et de s'adapter aux besoins de ses habitants. Maisons groupées et contigües, grenier à foin servant d'isolant thermique, partie basse en pierre ou maçonnerie pour l'habitation et l'hébergement des animaux, toiture en pente pour que la neige puisse s'écouler sans trop charger les charpentes.
Tourisme et architecture
L'irruption du tourisme, dès le XVIIIè siècle, a changé la donne. On peut voir aujourd'hui encore la signature des deux précurseurs anglais du tourisme, Windham et Pocock, venus dès 1741 au Montenvers, admirer la Mer de glace.
Ci-dessus : signature des deux Anglais, visible depuis le sentier passant sous les installations du Montenvers, à peu près à l'aplomb de la grande terrasse circulaire.
Le sentier est accessible depuis les Mottets, ou en descendant les premiers lacets du sentier dit de la Grotte de Glace et en prenant tout de suite sur la gauche au premier voirage. De là, la vue sur la Mer de glace et les Grandes Jorasses est splendide. (cf. ci-contre) On comprend l'enthousiasme de nos deux touristes de l'époque !
Folklorisation
Dès lors, quelle architecture adopter ? Les réponses seront multiples et désordonnées. Des grands palaces des XIXè et XXè siècles aux chalets copiés sur le modèle Suisse – assez éloigné de l'habitat savoyard – en passant par des villas inspirées de celles que l'on trouvait à Deauville ou Biarritz, aucun modèle ne domine, conduisant à une hétérogénéité surprenante. Le passage en force de la démarche dite "moderne" des années 60 et 70 n'arrange rien. Aujourd'hui, un certain désarroi aboutit à la "folklorisation" du bâti. Le CAUE cite Le Corbusier. On peut avoir une opinion contrastée sur le célèbre architecte et urbaniste. Il n'empêche : dès 1957, il avait compris le travers dans lequel nous sommes désormais tombés :
Copier servilement le passé, c'est se condamner au mensonge, c'est ériger le "faux" en principe. […] En mêlant le "faux" au vrai, […] on n'aboutit qu'à une reconstitution factice juste capable de jeter le discrédit sur les témoignages authentiques qu'on avait le plus à cœur de conserver.
Deux exemples à vingt années d'écart
En haut de la vallée de Chamonix, à Argentière, deux ensembles immobiliers se font face, chacun représentant deux tendances emblématiques de l'architecture résidentielle de tourisme.
La résidence "Cristal" donne un exemple parfait de "folklorisation" : toitures exagérément découpées, volumes sans utilité telle cette espèce de clocheton de chapelle (!), frises décorées avec excès, luxe tapageur et racoleur. La construction est récente (moins de dix ans).
Exactement ce que Le Corbusier dénonçait à l'avance comme du "faux". Une telle architecture ne ressemble à rien, n'a aucune justification fonctionnelle, est très coûteuse à construire et ne sert en définitive qu'à flatter une clientèle séduite par les "signes extérieurs de richesse", que l'on enfonce avec plaisir dans sa médiocrité.
La résidence Grand Roc, plus ancienne (1970), conçue par l'architecte Claude Balick (*), pourrait apparaître comme l'archétype du "grand ensemble" de montagne, si décrié. Si l'on y regarde de plus près, c'est plutôt d'un des rares contre-exemples de réussite dont il s'agit.
• Le choix systématique du logement en duplex avec mezzanine allège la façade (chaque étage est en réalité double), favorise la luminosité et la vue.
• Le dessin sophistiqué des toitures s'appuie sur la nécessité d'une protection contre la neige (pentes) sans pour autant "singer" les chalets, ce qui serait vain, tout en jouant avec virtuosité des perspectives, un peu comme dans les tableaux cubistes.
• La densité de la résidence est certes pesante pour les plus hauts des trois bâtiments, en particulier celui qui compte cinq niveaux de duplex (10 étages).
Cependant, cette réponse à un besoin quantitatif permet d'occuper moins d'espace. Placée en contrebas de la route, la résidence évite de s'imposer à la vue. Ainsi dégagée de références proches, elle adopte une échelle qui, comparée à celle des montagnes environnantes, demeure modeste. Sans oublier que le nombre d'étages permet à la majorité des résidents de profiter de la vue sur le massif du Mont-Blanc – ce qui est loin d'être le cas de chalets individuels se gênant les uns les autres…
Ce plan en 3D vous donnera une idée de l'agencement d'un duplex de la résidence Grand Roc. L'organisation du logement emprunte à celle des bateaux par sa façon de ne perdre aucune place. La mezzanine offre du volume, changeant la perception de l'habitabilité et diffusant la lumière. Les économies de surface permettent de disposer de WC séparés de la salle de bains tandis que le coin-repas peut être escamoté par le truchement d'une table relevable. Le balcon agrandit l'espace disponible, avec une balustrade garantissant une relative intimité.
Démocratisation ?
Que l'on ne s'y trompe pas toutefois : l'architecture de grande densité prétendait "démocratiser" l'accès à la montagne, en particulier pour les sports d'hiver, en réduisant les surfaces habitables au strict minimum. La résidence Grand Roc, dès sa construction, se positionnait d'entrée de jeu sur le terrain du luxe, déjà ! Mais elle a plutôt bien vieilli, prouvant avec le temps son adaptation à sa fonction et sa cohérence de conception.
En ce début de XXIè siècle, il n'est plus question de démocratisation. Nous sommes revenus cent ans en arrière, à ce que le CAUE nomme le "tourisme de luxe" :
Au début du XXè siècle, le tourisme est encore réservé à une clientèle fortunée – souvent aristocratique – qui se déplace en villégiature à Chamonix, Biarritz ou encore Deauville. Pour cette clientèle internationale de luxe, on construit des bâtiments gigantesques et fastueux.
Sous la pression d'une demande désormais mondialisée, attirée par la beauté du massif du Mont-Blanc, les prix se sont envolés, au point qu'un petit logement de 40 m2 dans la résidence Cristal précitée cherche preneur à près de 300 000 €, ou que les duplex de Grand Roc sont proposés à des prix s'inscrivant dans une fourchette de 170 000 à 250 000 € pour des superficies de 35 à 50 m2 (en 2003, les mêmes appartements affichaient 90 000 à 120 000 €, soit un doublement en cinq ans !). On consultera le site de l'agence Montagne d'Argentière, spécialisée dans ces logements pour se faire une idée plus précise du marché.
Quelle densité ?
Et l'on en revient toujours à la même question : quelle densité ? Si les abus outrageux des années 60 et 70 n'avaient pas déconsidéré pour longtemps (pour toujours ?) les immeubles de grande hauteur, peut-être aurait-on bâti autrement dans une vallée comme celle de Chamonix, réduisant autant que faire se peut la pression immobilière. Mais il est trop tard désormais ! Les "chalets suisses" des années 30 ou 40 s'évaluent désormais en millions d'euros dans la partie la plus cotée de la Vallée… Quant aux logements locatifs "abordables" (sans même aller jusqu'aux logements dits "sociaux") ils se comptent sur les doigts de la main et plus aucun terrain n'est disponible pour en construire, sauf peut-être en bordure de voie ferrée (chantier en cours à la sortie amont de Chamonix).
Addendum du 14 septembre 2014
Un internaute nous a envoyé une photo d'un chalet construit par Claude Balick, à Thollon (74) dans un ensemble également nommé “Grand Roc”. Qu'il en soit ici remercié ! Il nous précise que « La technique des demi niveaux y est utiliser pour répartir les surfaces entre pièces à vivre, à dormir et pièces utilitaires. »
(*) Peu d'informations sont disponibles sur l'architecte Claude Balick. Quelques recherches sur le Web m'ont permis de découvrir certaines de ses réalisations sur le site d'un collectionneur de cartes postales consacrées à l'architecture : archipostcard.blogspot.com
L'architecte a en effet signé des réalisations à Parly 2 (ci-contre, les balcons triangulaires préfigurent ceux de Grand Roc) ou à Ris-Orangis avec les gigantesques "Hameaux de la Roche" : 757 pavillons et 516 appartements (1965-69).